Algues vertes : un combat sans fin 

La justice a de nouveau condamné l’État pour son inaction dans la lutte contre les algues vertes, tandis que les autorités ont confirmé pour la première fois le lien entre la mort d’un sanglier et le gaz toxique qui émane des « laitues de mer ». Pourtant, la quête de vérité et de transparence dans ce scandale sanitaire reste un parcours du combattant pour les militant·es et les proches des victimes.

Vanina Delmas  • 26 mars 2025 abonné·es
Algues vertes : un combat sans fin 
Un sanglier retrouvé mort dans la baie de Saint-Brieuc en juillet 2011.
© Damien MEYER / AFP

Depuis plus de cinquante ans, les algues vertes prolifèrent sur les plages bretonnes. Les alertes de la société civile n’ont cessé de résonner depuis toutes ces années, mais trouvent rarement un écho favorable. La justice pourrait peut-être renverser la tendance. Saisi en 2022 par l’association Eau & Rivières de Bretagne (ERB), le tribunal administratif de Rennes a rendu le 13 mars un jugement reconnaissant que les mesures mises en œuvre par le préfet de la région sont insuffisantes pour lutter contre les pollutions des eaux par les nitrates, à l’origine des marées vertes.

Algues vertes, la marée empoisonnée

Malgré l’alerte lancée il y a plus de cinquante ans sur cette pollution d’origine agricole et la mort de plusieurs personnes et animaux, les autorités n’ont toujours pas pris les mesures adaptées à ce phénomène. Alors qu’études scientifiques et associations citoyennes l’ont abondamment documenté… Lire notre dossier (juillet 2023).

Le préfet a dix mois pour prendre « toutes les mesures nécessaires pour réduire effectivement la pollution des eaux par les nitrates d’origine agricole » et « réparer le préjudice écologique ». La décomposition des algues vertes crée un gaz, l’hydrogène sulfuré (H2S), qui asphyxie tout l’écosystème. Il peut être mortel à haute dose lorsqu’il s’échappe des épaisses couches de végétaux devenus noirs. Cette pollution liée au taux de nitrates dans l’eau, et à l’ensoleillement, est favorisée par l’agriculture intensive utilisant des engrais azotés, qui libèrent des nitrates dans le sol et dans l’eau.

Cette décision de justice est une victoire pour l’association mais elle a un goût un peu amer. « Le tribunal n’a pas suivi notre demande d’astreinte d’un million d’euros par mois de retard, donc on risque de perdre encore du temps. De plus, c’est la septième fois que nous nous retrouvons devant un tribunal sur cette question de pollution aux nitrates. D’ailleurs le jugement reconnaît ‘les carences répétées de l’État’. Mais on sait que le juge ne peut pas dire à l’État ce qu’il doit faire, il peut juste lui enjoindre d’agir. Mais quelle réponse apportera l’État ? », analyse Arnaud Clugery, porte-parole d’ERB.

Car les chiffres ne mentent pas. Le tribunal a noté que la concentration moyenne en nitrates dans les baies concernées par le plan de lutte contre les algues vertes dépasse le seuil de 18 milligrammes de nitrates par litre fixé par arrêté ministériel, atteignant parfois 50 milligrammes par litre. Ainsi, l’écosystème naturel breton se meurt, ce que le tribunal a reconnu en actant « le préjudice écologique » sur tous les bassins-versants.

Nous avons cassé l’édifice du silence à coups de marteau, au fil des années.

Y-M. Le Lay

En 2023, le même tribunal avait déjà reconnu le préjudice écologique dans la réserve naturelle de Saint-Brieuc, dans une affaire portée par l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre. L’État a fait appel. « Nous avons cassé l’édifice du silence à coups de marteau, au fil des années, et nous arrivons enfin à faire entendre les ravages écologiques et sanitaires des algues vertes ! », affirme Yves-Marie Le Lay, président de l’association et figure emblématique de la lutte.

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Entre septembre et octobre 2024, cinq sangliers ont été retrouvés morts sur la plage de la Grandville à Hillion et sur la plage Saint-Maurice à Morieux, dans les Côtes-d’Armor, des sites identifiés comme régulièrement recouverts d’algues vertes. Les cadavres ont été pris en charge par l’Office français de la biodiversité et une autopsie a été réalisée. Les conclusions, rendues publiques six mois plus tard, actent un décès « consécutif à l’inhalation de H2S, gaz émanant de la putréfaction des algues vertes ».

« Mais cela ne concerne qu’un seul sanglier mort en septembre et, en réalité, les résultats de l’autopsie ont fuité dans la presse. C’est Le Télégramme qui les a révélés avant le procureur, précise Yves-Marie Le Lay. Et le procureur a clos l’enquête en disant qu’il n’y a pas de responsable ! Maintenant nous voulons les résultats pour tous les sangliers car plus on aura d’informations moins ils pourront tenir cela sous cloche ! »

Trois accidents sur la même plage

Les rapports d’autopsie sont des pièces maîtresses dans cette quête de vérité et de transparence. Mais les obtenir reste un parcours du combattant. « J’attendais avec impatience les autopsies des derniers sangliers morts mais, au bout de six mois sans communication, je me suis dit que les résultats n’arrangeaient pas les pouvoirs publics. Les fois précédentes, les autopsies étaient réalisées trop tardivement, hors délai, donc difficilement interprétables. Là, ils ont finalement établi un lien donc j’ose espérer que les lignes bougent un peu », déclare Pierre Philippe, médecin et lanceur d’alerte sur les risques des algues vertes depuis les années 1980.

Originaire du Trégor, Pierre Philippe se souvient bien des côtes bretonnes vierges de toute algue verte et de leur verdissement progressif. En 1989, il est médecin aux urgences de l’hôpital de Lannion lorsqu’un jeune joggeur est retrouvé mort sur la plage de Saint-Michel-en-Grève. Pour le médecin, l’odeur pestilentielle se dégageant de la housse mortuaire est indéniable : il s’agit de la même que celle émanant des algues en putréfaction sur les plages. Depuis cette date, Pierre Philippe tente d’obtenir les résultats de l’autopsie. En vain.

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En 1999, un ramasseur d’algues arrive à l’hôpital dans le coma. Il a fait un malaise et a convulsé sur la même plage que le joggeur décédé dix ans plus tôt. Le médecin reconnaît les symptômes d’une intoxication au H2S et décide alors d’alerter la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass), l’ancêtre de l’agence régionale de santé (ARS). Après des mois de relance, un courrier lui signifie que son hypothèse n’est pas retenue.

En 2009, nouvel accident sur la même plage : un cavalier de 27 ans est victime d’un malaise et hospitalisé à Lannion, son cheval meurt. « Cette fois, il ne fallait pas rater le coche alors je me suis battu avec les services vétérinaires pour qu’il y ait une autopsie. Sinon le cheval partait directement à l’équarrissage… » Les premières conclusions excluent la noyade et notent des « poumons gorgés de sang », et une mort à cause « d’un oedème pulmonaire massif ».

La justice n’accepte toujours pas qu’un humain soit mort à cause des algues vertes.

P. Philippe

Le bruit médiatique autour de la toxicité des algues vertes prend de l’ampleur. Pierre Philippe tente de récupérer le rapport d’autopsie du jeune joggeur mort en 1989 sur cette même plage. Après des dizaines de courriers, de renvois de procureur en procureur, le sentiment d’être mené en bateau est fort et le médecin, pris par son quotidien à l’hôpital, se résigne. Mais il n’abandonne pas. L’impact du film Les Algues vertes dans l’opinion publique en 2023 le convainc de reprendre son combat. Il ne compte plus les courriers, mails, coups de fil au procureur, à l’ARS, à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) et même au ministre de la Justice de l’époque, Éric Dupond-Moretti.

En 2024, il reçoit une réponse lapidaire du procureur de Saint-Brieuc : il n’existe plus aucune trace de ce rapport d’autopsie. Est-ce parce que le délai de conservation des documents de procédures classées sans suite est de vingt ans ? « Je ne suis pas d’un naturel complotiste, donc c’est possible. Mais quand j’ai fait la demande il y a quinze ans, le rapport devait encore exister. La justice n’accepte toujours pas qu’un humain soit mort à cause des algues vertes. »

L’autopsie, le centre d’attention

La famille Auffray a le même ressenti, mais ne perd pas espoir pour faire reconnaître les responsabilités des pouvoirs publics dans la mort de Jean-René Auffray. Le 8 septembre 2016, ce sportif de haut niveau de 50 ans part faire un jogging avec son chien à Hillion, dans l’agglomération de Saint-Brieuc. Seul le chien revient. Sa femme et ses filles le retrouvent sans vie, dans une vasière de l’estuaire du Gouessant, connu pour être inondé d’algues vertes. Cinq ans plus tôt, une trentaine de sangliers et d’autres animaux sauvages avaient été retrouvés morts dans cette zone.

Les soupçons pèsent lourd sur le sulfure d’hydrogène émanant des algues vertes mais pas de preuves officielles. Le 5 mars, l’annonce par le parquet de Brest que la mort du sanglier retrouvé en septembre 2024, près de Saint-Brieuc, était due aux algues vertes a eu « l’effet d’une bombe » chez les Auffray. Habituellement assez discrète, la famille a pris la parole par le biais d’un communiqué de presse, cosigné par la journaliste Inès Léraud, qui a grandement participé à la révélation du scandale des algues vertes.

Algues vertes reportage
Algues vertes reportage
Yves-Marie Le Lay, président de l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo, sur la plage d’Hillion, dans la baie de St Brieuc (Côtes d’Armor), en juin 2023. (Photo : Maxime Sirvins.)

Elles demandent notamment « à l’État de stopper la mise en danger des habitants et habitantes de la région et de mettre enfin en place des politiques publiques visant à remédier à ce fléau écologique ». « C’est assez nouveau que l’État soit contraint de dire qu’un être vivant est mort à cause des algues vertes. Et ce sanglier a été retrouvé à quelques centaines de mètres de là où a été retrouvé mon époux », commente Rosy Auffray.

Là aussi, l’autopsie est au centre de l’affaire. À l’époque, le médecin sur place en réclame une, n’étant pas certain que la crise cardiaque soit la cause du décès. Mais la famille, encore sous le choc, refuse. Quinze jours plus tard, le parquet décide de procéder à l’exhumation du corps pour une analyse complémentaire, sachant que l’H2S devient indétectable au bout de quelques jours. L’analyse a permis d’écarter la théorie de l’infarctus, mais n’a pas pu trancher entre l’arrêt cardiaque et l’intoxication à l’hydrogène sulfuré. La conclusion : « Les causes de la mort ne peuvent être clairement déterminées ». L’affaire est classée sans suite.

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En 2019, la famille sort du silence et saisit le tribunal administratif de Rennes afin d’obtenir la reconnaissance de la responsabilité de la commune d’Hillion et de l’État dans la mort de Jean-René, et de demander réparation des préjudices. Le tribunal rejette leurs requêtes estimant que le lien de causalité entre la présence des algues et le décès ne peut être établie, tout comme la responsabilité de l’État.

Ils ont parlé de l’imprudence fautive de la victime qui ne pouvait ignorer la dangerosité du site. Comme si c’était la faute de Jean-René.

R. Auffray

« Ils ont parlé de l’imprudence fautive de la victime qui ne pouvait ignorer la dangerosité du site. Comme si c’était la faute de Jean-René. C’est révoltant ! Le but est de démontrer la toxicité des algues vertes, et pointer les véritables responsables », s’indigne Rosy Auffray, qui ne peut s’empêcher de penser que la justice manque de courage. Elle espère que l’audience en appel, qui pourrait avoir lieu au deuxième trimestre 2025, changera la donne.

Un enjeu de santé publique à l’Assemblée

Mais elle ne peut pas se défaire d’un profond sentiment de révolte quand elle entend des maires dire qu’il « il faut apprendre à vivre avec les algues vertes », quand la mairie d’Hillion met en place des capteurs de gaz toxiques sur le bord des plages ne communiquant les résultats que 24 ou 48 heures plus tard, et quand des députés lancent une « Mission d’information flash sur la valorisation des algues en réponse à leur prolifération », copilotée par Mickaël Cosson, député Modem des Côtes-d’Armor et ancien maire d’Hillion.

« Ils disent vouloir aborder le problème des algues vertes ‘sous un angle positif’ alors que c’est un problème sanitaire et écologique !, souligne la femme de Jean-René Auffray. Ils ne veulent donc pas attaquer le sujet à la racine, car cela impose de changer radicalement de modèle agricole et d’accompagner les agriculteurs vers la transition écologique. » Les enjeux économiques priment, le déni et l’omerta continuent.

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Les associations environnementales Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre, Défense des victimes des marées vertes et Force 5 œuvrent depuis l’été dernier pour obtenir une commission d’enquête parlementaire dédiée. « Valoriser les algues, c’est s’en accommoder, pas les éliminer ! Nous demandons une révision complète des Plans de lutte contre les algues vertes mis en place depuis 2010, qui sont totalement inadaptés. Une commission d’enquête parlementaire sera obligée d’entendre toutes les parties, y compris les associations environnementales », explique Yves-Marie Le Lay.

Il est grand temps d’agir, de se poser les bonnes questions sur l’efficacité des plans de lutte.

M. Lepvraud

Murielle Lepvraud, députée LFI des Côtes-d’Armor, a alors lancé une « Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à la prolifération des algues vertes, son impact environnemental et social et les politiques publiques mises en place pour lutter contre ce phénomène ». La difficulté reste que cette commission d’enquête doit être transpartisane.

Algues vertes reportage
Au gré des marées, les algues sèchent, se décomposent au fil des jours et dégagent de l’hydro­gène sulfuré (H2S), un gaz potentiellement mortel. Au point que certaines zones sont bloquées par des barrières. Ici, la plage de la Grandville à Hillion, dans la baie de Saint-Brieuc. (Photo : Maxime Sirvins.)

Pour le moment, seuls les députés de gauche l’ont signée. « Ce n’est pas simple en effet, mais j’espère que le fait que cela engendre des problèmes de santé publique fera que des collègues d’autres camps politiques adhéreront, glisse la députée insoumise. Il est grand temps d’agir, de se poser les bonnes questions sur l’efficacité des plans de lutte, et sur la transparence autour des algues vertes. »

Le temps de la prise de conscience, le temps médiatique, politique, de la justice… C’est surtout le temps qui passe qui inquiète de plus en plus les lanceurs d’alerte sur les algues vertes. Ils doivent faire face à de nouvelles préoccupations : ne pas se résigner, gonfler les rangs des militants, trouver de nouveaux relais… « Je crains l’effet d’amnésie générationnelle, glisse le Dr Pierre Philippe. On n’est plus très nombreux à avoir vu les plages avant les algues vertes, à avoir connu les différents épisodes avec les décès d’hommes et d’animaux, à pouvoir témoigner des alertes lancées… » Le risque d’oubli est réel et serait une nouvelle tragédie pour les victimes.

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