« Détacher le concept d’autorité de la domination »

Aurélien Cadet est éducateur spécialisé et docteur en sociologie à l’EHESS. En décembre 2024, il a soutenu sa thèse, intitulée « Faire l’éduc : genre et temporalité de l’autorité ».

Élise Leclercq  • 5 mars 2025 abonné·es
« Détacher le concept d’autorité de la domination »
© Nick Miller / Unsplash

L’autorité est au cœur de la dernière réforme de la justice des mineurs. Cette notion est-elle en contradiction avec les missions des éducateurs spécialisés ?

Aurélien Cadet : Telle qu’elle est employée, la notion d’autorité ressemble plutôt à de la domination. C’est une manière très confortable de naturaliser, de normaliser un rapport à l’autre qui est tout à fait artificiel et construit, selon moi. On peut l’observer avec le slogan de Gabriel Attal, ancien premier ministre et aujourd’hui à l’initiative de la proposition de loi : « Tu casses, tu répares ; tu salis, tu nettoies ; tu défies l’autorité, on t’apprend à la respecter. » En mobilisant sur le terrain des concepts de genre, de temporalité et du care, j’ai pu constater que l’autorité se conjugue moins avec le verbe « avoir » qu’avec le verbe « faire ». Il s’agit de « faire autorité ».

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Par leur dimension normative, et aujourd’hui répressive, les éducateur·rices spécialisé·es sont-ils perçu·es comme une nouvelle facette du maintien de l’ordre ?

Les éducateurs et éducatrices sont perçu·es comme faisant du sale travail. Cela dépend du domaine auquel ils et elles sont rattaché·es mais, s’agissant de la protection de l’enfance, on suppose très souvent qu’il est nécessaire de détenir des caractéristiques perçues comme « masculines » pour « cadrer » les enfants et les adolescent·es. Dans mon premier poste comme éducateur au sein de la protection judiciaire de la jeunesse, on m’avait dit : « Ah mais ça va, t’as une voix qui porte. »

On peut aller au-delà de ce contrôle social pour créer une relation misant sur l’égalité.

Cela fait partie du catalogue des attributs pour « avoir de l’autorité », dans lequel menaces et contraintes physiques sont très présentes dans les discours et, parfois, les gestes. Il s’agirait alors de faire la preuve de sa force physique et, si besoin, de l’imposer sur le corps des adolescents et adolescentes placé·es. Ce n’est pas qu’une violence potentielle ou suggérée, c’est une violence réelle.

Qualifier les enfants placés d’« incasables » permet-il de justifier l’usage de l’autorité ?

Leur identité se réduit à la dangerosité à laquelle on les associe. Il ne s’agit pas de dire que celle-ci n’existe pas. Mais il faut aussi mesurer les effets d’intériorisation du jugement opéré sur eux. C’est ce qui contribue à cette prophétie autoréalisatrice pour ces jeunes qui, par ailleurs, sont à même de créer une relation de confiance et peuvent se livrer.

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Pourquoi la figure de l’éducateur ou de l’éducatrice n’est-elle pas associée aux métiers du lien, du soin, comme ceux qui étaient célébrés comme essentiels pendant la crise sanitaire ?

Cela s’explique par la primauté du visible, impensé comme le reflet des positions sociales. La crise sanitaire a permis de souligner le besoin des métiers du lien à cet instant, avant que ces derniers ne soient de nouveau relégués au rang du « sale travail », parce qu’associés à des populations stigmatisées. La vision du métier d’éducateur ou d’éducatrice esthétise le rapport de force qui placerait la confrontation en son cœur. Prenons un exemple très connu : la figure de Pascal le grand frère, cet animateur télévisé qui intervient dans des familles. Celui-ci est mis en scène notamment sous l’angle de la confrontation, véhiculant l’implicite que l’autorité s’inscrit dans un rapport d’immédiateté.

Pour « faire autorité avec », il faut repenser le rapport au temps. (Photo : DR.)

Dans vos travaux, vous invitez à repenser cette notion d’autorité d’une manière plus égalitaire,
dans laquelle les enfants ne seraient plus vus comme des objets, mais comme des acteurs et actrices. C’est-à-dire ?

En effet, j’opère une relecture féministe et temporaliste de l’autorité qui réhabilite le point de vue des personnes que l’on accompagne. Il s’agit de mieux les écouter. Un rapport de force s’exerce entre les professionnels et les personnes que l’on suit. À partir du moment où on en a conscience, on peut aller au-delà de ce contrôle social pour créer une relation misant sur l’égalité.

L’autorité existe-t-elle sans domination ?

C’est le fil rouge de ma thèse : réfléchir au concept d’autorité en le détachant de la domination. Sur le plan théorique, dans les sciences sociales, on distingue la domination du pouvoir, mais on s’est peu intéressé à l’autorité en tant que concept. Les travaux féministes l’ont beaucoup souligné. C’est une distinction qui peut être déclinable sur le terrain, selon moi.

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Détachée de la domination, l’autorité peut donc avoir une valeur éducative ?

À partir du moment où elle est affranchie des rapports de domination, oui. Parce que l’autorité héberge la confiance et la réciprocité, tissant des liens avec des personnes ­qualifiées « d’incasables », de « difficiles », etc. L’autorité se fait « avec », mais elle peut aussi se défaire, par exemple au travers de décisions arbitraires, prises par des cadres de l’ASE [aide sociale à l’enfance, NDLR] à propos d’une orientation, par des magistrat·es qui annoncent un dessaisissement, ou par des équipes éducatives à propos du projet des jeunes… sans prendre en compte leur point de vue. Quand l’autorité est défaite, il ne reste que du pouvoir.

L’institution n’a pas du tout vocation à restaurer la réflexivité des personnes critiques.

L’autorité banalise-t-elle les violences contre les enfants ?

Complètement. Sous couvert d’autorité naturalisée, la domination vient normaliser, voire qualifier d’éducatives des violences qui ne sont que l’exercice de la menace et de la contrainte physique. Ces violences suscitent la crainte et reproduisent les rapports de domination, notamment ceux liés au genre. On a intériorisé une manière d’occuper l’espace. Et l’on retrouve cette posture jusque dans l’Éducation nationale ou la parentalité.

Voyez-vous un lien entre la précarisation des métiers du travail social et la demande des pouvoirs publics d’y associer toujours plus d’autorité ?

Il y a une forme d’autoritarisme à ne plus rendre compte des points de vue minoritaires, que ce soit ceux des personnes accompagnées ou ceux des éducateurs et des éducatrices qui ont une sensibilité particulière aux questions de genre, d’antiracisme, etc. L’institution n’a pas du tout vocation à restaurer la réflexivité des personnes critiques. La requalification de nos métiers passe par la requalification du temps que l’on prend. Refaire l’institution, c’est passer par une revalorisation du temps qualitatif. Avoir le souci du temps est très intéressant.

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Par exemple, on se rend compte que la plupart des incidents en milieu fermé se produisent le soir. Quand on a une lecture chronopolitique des incidents, on constate que le meilleur moyen de saboter cette institution, c’est quand des jeunes vous empêchent de partir et de rentrer. C’est un contre-pouvoir que les jeunes expérimentent. Le soir et le coucher peuvent être des moments anxiogènes pour eux : il faut parfois rendre son téléphone, ne plus avoir de contact avec l’extérieur. Pour « faire autorité avec », il faut repenser le rapport au temps.

Les éducateurs et les éducatrices passent d’une situation très difficile à une autre en une vingtaine de minutes.

En réunion d’équipe, les éducateurs et les éducatrices passent d’une situation très difficile à une autre en une vingtaine de minutes. On ne mesure pas assez le travail émotionnel que cela nécessite, de contracter la vie d’un jeune ou d’une jeune sur ce temps aussi court. C’est aussi une forme de violence qui s’est banalisée. L’un des symboles des difficultés à parler de notre métier, c’est le fameux « RAS ». Rien à signaler. On le retrouve dans nos cahiers de transmission. On l’utilise quand une journée s’est bien passée. Quand les choses vont bien, on écrit qu’il ne s’est rien passé.

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