Travail social : « On craint de devenir des agents de probation »
Les éducateurs voient leurs missions se resserrer autour du contrôle et de la sanction, alors que le budget de leur secteur baisse drastiquement cette année.
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© Valérie Dubois / Hans Lucas /AFP
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« Détacher le concept d’autorité de la domination » Les éducateurs de rue, rempart socialApprise par la bande, la nouvelle a jeté un certain effroi. Sur les 40 millions d’euros d’économie pour le budget 2025, le conseil départemental de l’Essonne souhaite retirer 20 millions d’euros aux portefeuilles des services de santé et du social. Pour la prévention spécialisée, dans laquelle travaille l’éducateur syndiqué à la CGT Thibaud Nachin, cela représente près de 2,6 millions d’euros. Rien n’avait été annoncé avant le vote du budget, début février. Personne n’était au courant. « Un mépris total. »
Alors quand l’info lui parvient, il fait rapidement le compte : pour son secteur, cette baisse représente 40 % des moyens. « Il y a beaucoup de colère contre ce système qui fonctionne à l’envers », soupire-t-il. Ces coupes budgétaires, les travailleurs et travailleuses du social y sont confronté·es partout en France. Dans les Hautes-Alpes, les Alpes-de-Haute-Provence, dans l’Ain, les Bouches-du-Rhône, la Vienne, en Loire-Atlantique, en Gironde… Tout le secteur est touché, soit près de 1,4 million de personnes, dans les Ehpad, les crèches, les lieux de protection, la prévention, etc.
Le secteur craque sur le terrain. Et ce, depuis longtemps.
J.S. Alix
Autant de professions différentes mais cruciales dans l’accompagnement, le suivi et la protection de publics vulnérables et en difficulté. Des publics qui continuent de s’élargir ces dernières années, avec l’inflation, l’augmentation des prix et la crise sanitaire, commencée il y a cinq ans tout pile. « Le secteur craque sur le terrain. Et ce, depuis longtemps. La crise sanitaire n’a fait que révéler les problèmes existants : les difficultés de recrutement, le sentiment de ne pas être soutenu », analyse Jean-Sébastien Alix, docteur en sociologie et directeur du département « Travail social » à l’IUT de Lille. Alors que les demandes augmentent, les recrutements sont en berne.
Un effet ciseaux qui inquiète bon nombre de professionnels. 71 % des établissements du secteur rencontrent des difficultés pour faire venir de nouveaux profils, tandis que 30 000 postes seraient vacants, selon le Livre blanc réalisé en 2023 par le Haut Conseil du travail social. À la fin de l’année, pas moins de 150 000 départs à la retraite sont prévus au sein des 35 000 établissements qui composent ce secteur.
À cette hémorragie, s’ajoutent des difficultés d’exercice particulièrement ardues. Côté rémunération, la France est plutôt dans la tranche basse. La moyenne européenne se situe aux alentours de 3 000 euros par mois – un chiffre à prendre avec des pincettes, au vu des différences importantes entre les pays en matière de protection sociale.
On ne pourra pas être partout. Des jeunes et des familles risquent d’être abandonné·es.
T. Nachin
« Un éducateur spécialisé à niveau bac + 3 commence sous le Smic », déplore Thibaud Nachin. Mal payé·es, les travailleurs et travailleuses du social se blessent aussi plus souvent dans leur quotidien au travail : le nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles est trois fois supérieur à la moyenne des autres secteurs d’activité.
Moins de protection, plus de répression
Voilà pour le tableau général. Sur le terrain, Thibaud Nachin ne sait pas trop comment il va faire. « On déborde sur nos heures, on est sollicités de partout. Avec des postes en moins, ça ne va pas aider », explique celui qui est en prévention spécialisée. « Comme toutes les structures de la protection vont mal, elles font appel à nous. Notre boulot, c’est de ramener les jeunes des interstices vers les instances de droit commun. Mais là, on ne pourra pas être partout. Des jeunes et des familles risquent d’être abandonné·es », déplore-t-il.
Sa colère n’est pas près de retomber. La proposition de loi de Gabriel Attal visant « à restaurer l’autorité de la justice à l’égard des mineurs délinquants et de leurs parents », adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 13 février, ne verse ni dans l’éducatif ni dans la protection ou la revalorisation des métiers. Bien au contraire. Le texte entend renforcer les peines pour les mineurs et sanctionner les parents jugés « défaillants ».
« À défaut d’avoir une ambition assistancielle et éducative, de réfléchir à une doctrine du social, la réponse apportée consiste à bomber le torse. On rappelle une figure d’autorité, comme on le fait depuis vingt ans, à défaut de construire une nouvelle société », regrette Jean-Sébastien Alix, auteur de l’essai Les Travailleurs sociaux face au néolibéralisme (L’Harmattan, 2023).
Moins de protection, plus de répression. Cette direction politique, Jamel Fedda l’identifie depuis quelque temps déjà. « Le code de justice pénale des mineurs (CJPM), entré en vigueur en 2021, a fait très peu de bruit. Pourtant, c’était une petite révolution, tant l’accélération de la procédure judiciaire avait un impact sur le temps éducatif », observe Jamel Fedda, formateur en « philosophie éthique » à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse, à Roubaix.
Ces textes posent une question, selon ce professionnel qui lui-même bénéficié de l’aide sociale à l’enfance : « Que veut dire créer du lien avec des ados déstructurés ou vivant dans des familles difficiles ? On accompagne une partie de la société qui cumule les déterminations sociales. La majorité des jeunes de la protection judiciaire des mineurs viennent des quartiers populaires. Le problème est beaucoup plus profond. À cette question, les politiques répondent avec la main droite de l’État, celle qui sanctionne, punit et enferme. »
L’État ne peut se penser autrement qu’à cette place de devoir faire preuve d’autoritarisme.
J.S. Alix
Un réflexe alors que le métier est intrinsèquement lié à l’éducation, comme le formule l’ordonnance de 1945, le texte de référence établissant une règle claire : parce que ce sont des enfants, les mineurs délinquants ne peuvent être jugés comme des adultes. Ce texte, épaissi de nombreuses dérogations et autres jurisprudences, ne ressemble plus à grand-chose. « L’ordonnance a été renégociée en permanence. L’État ne peut se penser autrement qu’à cette place de devoir faire preuve d’autoritarisme. C’est une vue à court terme puisque l’on sait que le taux de récidive ne diminue pas, au contraire », analyse Jean-Sébastien Alix.
Une contestation éparpillée
Côté éducateur, cette propension colore fortement le métier : « Les éducateurs craignent de devenir des agents de probation », résume Jamel Fedda. C’est aussi ce qu’observe Thibaud Nachin. D’ailleurs, le budget de la prévention spécialisée, où il travaille, n’est pas géré par l’élu à la solidarité mais par celui à la sécurité. « Petit à petit, le département se déleste du budget de la prévention pour le refiler aux villes. Mais les villes n’ont aucune mission protection de l’enfance. Leur seule prérogative, c’est la jeunesse et la tranquillité publique. »
La prévention spécialisée se transforme vers de la prévention de la délinquance.
T. Nachin
En clair, « la prévention spécialisée se transforme vers de la prévention de la délinquance. Nous réduire à cela, c’est profondément stigmatisant, pour les publics comme pour nous ». L’éducateur voit même dans cette réduction un risque de favoriser les clichés autour des auteurs de la délinquance et la manière de la traiter. « Ça contribue à faire monter les idées d’extrême droite », estime-t-il. « Les enfants sont perçus comme des délinquants, alors que nous, on voit qu’ils sont cabossés par la vie, que leur maman est seule et fait quatre boulots pour s’occuper de ses gamins, etc. »
Premiers observateurs des inégalités sociales, mais derniers à être reconnus pour leur fonction. Certes, la prime Ségur a été arrachée dans le secteur du social, bien longtemps après celui du médical fortement applaudi pendant la crise sanitaire. « Personne ne pensait à nous à l’époque, grince Thibaud Nachin. Mais les 183 euros ne rattrapent pas le manque à gagner de ces dernières années. »
Face à ces coupes budgétaires et à la transformation de leur mission, la contestation jaillit par endroits. Très divisé, le secteur voit des manifestations éparpillées localement. À Lille, début février, les travailleurs et travailleuses de la prévention spécialisée. À Bordeaux, le 18 février, à l’appel du collectif « social en lutte 33 », après la grève à la suite de la fermeture d’un dispositif de mise à l’abri. Le 13 mars, à Évry, pour protester contre les baisses de budget en Essonne.
Mais, surtout, la mobilisation nationale est prévue le 1er avril. Avec l’espoir de réunir un mouvement malgré tous les visages du travail social. « Il y a une stratégie politique qui consiste à faire en sorte que les métiers soient divisés. En face, les syndicats des employeurs sont unifiés », observe Jean-Sébastien Alix. « La meilleure réponse, c’est celle qui est collective », affirme Thibaud Nachin. De quoi donner de la force à un secteur qui a bien besoin d’être protégé.
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