« La jeune génération a une conscience accrue des menaces »

Sociologue et politologue, Anne Muxel a mené une étude sur les jeunes et la guerre. Il en ressort une disposition forte à l’engagement, surtout chez les hommes, qu’ils soient d’origine française ou issus de l’immigration.

Hugo Boursier  • 26 mars 2025 abonné·es
« La jeune génération a une conscience accrue des menaces »
Tests de recrutement au groupe de recrutement et de sélection Nord-Est - 8e régiment d'artillerie à Vandoeuvre-les-Nancy, dans le nord-est de la France, le 13 juin 2024.
© Jean-Christophe VERHAEGEN / AFP

De nombreux discours politiques et médiatiques pointent une prétendue « rupture » entre les jeunes et l’idée qu’ils pourraient « défendre leur pays ». Cette représentation est-elle erronée ?

Anne Muxel : Je constate plutôt une disposition à l’engagement. Les jeunes témoignent d’une réelle conscience des diverses menaces qui les entourent. C’est une génération qui a une sensibilité accrue sur ces questions, alors même qu’elle reste largement préservée des conflits. Bien sûr, ce sont des dispositions : si, demain, Emmanuel Macron appelait à la mobilisation générale et à l’envoi des jeunes sur le front ukrainien, ce ne serait pas accueilli de façon aussi favorable. Mais, ne serait-ce que d’un point de vue normatif, 62 % disent qu’ils seraient prêts à s’engager pour défendre leur pays et, parmi eux, 48 % iraient jusqu’au prix du sacrifice de leur vie. Ce relatif patriotisme révèle l’affaiblissement des attitudes antimilitaristes qui caractérisaient les jeunes générations qui les ont précédés. S’il y a une rupture, c’est en ce sens-là qu’elle se fait.

« Les jeunes et la guerre. Représentations et dispositions à l’engagement », Anne Muxel, Institut de recherche stratégique de l’École militaire, 2024.

Cet engagement des jeunes dépend-il fortement de la manière dont le pays serait attaqué, et donc contre qui ou quoi la nation devrait se défendre ?

On pose la question, dans l’étude, de la désignation des pays amis et des pays ennemis. La Russie arrive en tête des pays ennemis. Ce qui est intéressant, c’est que l’Allemagne, elle, figure en tête des alliés les plus sûrs. On voit que la réconciliation sur la scène européenne s’est produite. La menace terroriste reste aussi un élément de préoccupation qui peut conduire certains à s’engager. Les attentats de 2015 l’ont montré.

« On voit dans les enquêtes, pour la première fois, qu’une majorité de jeunes n’est pas opposée à un retour du service militaire obligatoire. » (Photo : Yann Castanier / Hans Lucas / AFP.)

Quels effets ont pu avoir la normalisation des idées d’extrême droite et la montée des nationalismes dans ce niveau d’engagement des jeunes pour le fait militaire ?

La droite et l’extrême droite investissent particulièrement le champ des valeurs patriotiques. Il y a un clivage gauche/droite qui persiste et qui est bien visible. Plus les jeunes sont à droite, plus leur disposition à s’engager dans l’armée apparaît prononcée. Cela a toujours été le cas et cela se vérifie toujours. Mais ce clivage s’est quelque peu affaibli. Parmi les jeunes qui se disent de gauche, 40 % se sentent concernés par un engagement militaire.

Sur le même sujet : Europe de la défense : qu’en dit la gauche ?

C’était beaucoup moins présent auparavant, notamment parce qu’il y avait ce filtre de l’antimilitarisme et du pacifisme. Ce rééquilibrage s’explique aussi par la fin du service militaire obligatoire, décidée en 1997. Tout le système de contraintes qui pesait sur les jeunes durant la période de la conscription pouvait susciter des réticences, voire une hostilité vis-à-vis des armées. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. De toutes les institutions régaliennes, l’armée est celle qui recueille le niveau de confiance le plus élevé.

Ce discours antimilitariste s’est-il rejoué au moment de la création du service national universel (SNU) ?

Il y a eu des attitudes très paradoxales vis-à-vis du SNU. De fortes réticences se sont exprimées. Mais, après les premières expérimentations, les jeunes qui y avaient participé, certes sur la base du volontariat, en étaient largement satisfaits. Aujourd’hui, on voit dans les enquêtes, pour la première fois, qu’une majorité de jeunes n’est pas opposée à un retour du service militaire obligatoire. Ils sont partagés, c’est vrai, sur cette question. Et, là encore, les chiffres montrent ­seulement des dispositions.

Les jeunes voient peut-être plus d’égalité dans l’armée qu’à l’école.

Vous montrez que les jeunes dont les parents sont issus de l’immigration sont ceux qui sont le plus concernés par le fait militaire, et qu’ils sont tout aussi disponibles à l’engagement dans les armées que ceux dont les parents sont français. Cette comparaison souligne-t-elle une méconnaissance profonde des politiques à l’égard des populations concernées ?

En menant cette étude, j’ai constaté que ce ne sont pas les variables sociologiques classiques – l’origine culturelle, le milieu social, etc. – qui sont les plus discriminantes pour expliquer la disposition des jeunes à l’engagement militaire. Les jeunes d’origine immigrée sont autant disposés à s’engager, y compris au sacrifice de leur vie, que ceux d’origine française. Cela prouve la capacité de l’armée à promettre la cohésion nationale. Les jeunes voient peut-être plus d’égalité dans l’armée qu’à l’école.

Sur le même sujet : SNU : Macron impose sa vision de l’engagement pour mater la jeunesse

Si l’on prend l’exemple du service militaire, on sait aussi qu’il a été perçu comme étant un espace grâce auquel la population pouvait être mélangée, alors même que la classe sociale déterminait, finalement, beaucoup la participation.

Certes, mais il ne faut pas non plus oublier tout ce qui est véhiculé par les séries, les films ou les jeux vidéo. Cette socialisation diffuse se réalise au travers des produits culturels qui mettent en scène les missions militaires ou de défense. S’est développée une certaine familiarité de la jeunesse avec l’univers militaire, non sans une projection héroïque de ce que peut revêtir un tel engagement.

Le clivage de genre demeure.

Comment le patriotisme évolue-t-il en fonction du genre ? Existe-t-il une « masculinité de guerre » ?

Ce qui est sûr, c’est que le clivage de genre demeure. La violence que suppose le combat place encore aujourd’hui les femmes plus en retrait. Elles sont 57 % à refuser de s’engager dans les armées, contre 31 % pour les hommes. L’écart genré se confirme en cas de guerre : 70 % des hommes se disent disposés à s’engager, contre 46 % des femmes. Mais il y a une masse significative de jeunes femmes qui entrevoient de manière positive cette forme d’engagement.

Sur le même sujet : Quand l’armée envahit l’école

Dans vos travaux, le risque de guerre n’arrive qu’en sixième position des préoccupations des jeunes, après le réchauffement climatique, les inégalités sociales ou le pouvoir d’achat. En insistant sur le risque de guerre impliquant la France, le discours récent de l’exécutif peut-il changer cette perception ?

Oui, je le pense. Quand l’enquête a été réalisée, il y avait déjà la guerre en Ukraine. Et 73 % des jeunes étaient inquiets d’une possible extension du conflit au-delà de ce pays. Il est probable que ce niveau d’inquiétude a continué d’augmenter. Mais il n’atteint pas celui porté sur les questions environnementales, qui touche 8 jeunes sur 10. En tout cas, pour l’instant.

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