Clémentine Autain : « Contre l’obsession identitaire, nous devons défendre l’esprit public »

Dans son livre, L’avenir, c’est l’esprit public, la députée de Seine-Saint-Denis imagine une logique politique qui extrairait chaque décision politique de la marchandisation, une politique au service de l’intérêt général. L’élue unitaire pose peut-être la première pierre d’un programme commun pour l’avenir.

Lucas Sarafian  • 9 mars 2025 abonné·es
Clémentine Autain : « Contre l’obsession identitaire, nous devons défendre l’esprit public »
À Paris, le 7 mars 2025.
© Maxime Sirvins

Dans ce livre, vous racontez la crise de l’hôpital, le démantèlement organisé de la SNCF, la désertification médicale, la recherche de rentabilité au sein des services publics… En quoi était-il nécessaire de traiter ensemble tous ces sujets ?

Clémentine Autain : En tirant ce fil, j’ai posé un constat : l’asphyxie généralisée. Et un remède : ‘l’esprit public’. Je suis partie de la question des services publics et me suis vite rendue compte qu’elle était la face émergée de l’iceberg. C’est un même mal, la marchandisation du monde, qui n’en finit plus d’avoir des répercussions sur l’état alarmant de l’hôpital, la désindustrialisation, l’inaction climatique, la baisse des protections sociales… Aujourd’hui, nous réalisons combien le libre marché apportant l’abondance, la prospérité et la liberté n’est décidément qu’une fable.

L’avenir, c’est l’esprit public, Clémentine Autain Seuil, 192 pages, 18,50 euros.

Après quarante ans de politiques néolibérales, les inégalités sociales et territoriales ont explosé. Tout ce qui peut sécuriser nos vies et satisfaire nos besoins authentiques a été méthodiquement détruit. Au fond, le pouvoir politique a démissionné face à la loi du marché. Cet abandon nourrit le ressentiment, carburant de l’extrême droite. À l’opposé, ‘l’esprit public’ que je propose peut rassembler les classes populaires des villes et des campagnes, unir les gauches et les écologistes, fédérer dans le pays.

Quels sont les principes essentiels de cet ‘esprit public’ que vous théorisez dans ce livre ?

‘L’esprit public’, c’est l’économie de la mise en commun qui respecte la planète, l’État stratège et la démocratie active. Dans la Rome antique, le mot « public » signifiait ce qui n’est possédé par personne et se trouve donc placé hors commerce. En un mot : dé-marchandisé.

L’État a été méthodiquement dépossédé de sa capacité à agir.

‘L’esprit public’, c’est d’abord le partage des richesses et des ressources. Le scandale des Ehpad illustre parfaitement combien le marché ne peut satisfaire les besoins essentiels de toutes et tous. Et pour cause : il vise le profit et non le bien commun. Autre exemple, pour faire face aux catastrophes naturelles qui se démultiplient, mieux vaut ‘l’esprit public’ qui cherche à mettre tout le monde à l’abri que le chacun pour soi – et survit qui peut !

Quand on pense aux pompiers privés venus sauver les maisons des riches lors des incendies à Los Angeles, on voit bien que le défaut côté public conduit à une société à plusieurs vitesses, dans laquelle les pauvres paient le plus lourd tribut. ‘L’esprit public’ affirme l’universalité des droits et se donne les moyens de faire vivre concrètement l’égalité.

Clémentine Autain L'avenir c'est l'esprit public

Ensuite, ‘l’esprit public’ suppose un État stratège, capable d’anticiper et d’organiser dans le temps la satisfaction des besoins. Or l’État a été méthodiquement dépossédé de sa capacité à agir. Aujourd’hui, il regarde les bras ballants les plans de licenciement s’enchaîner par centaines. Or, nous avons les moyens de nationaliser des entreprises, de favoriser la reprise par les salarié.es ou de piloter des secteurs que nous souhaitons voir développés grâce à la fiscalité et les aides publiques. Encore faut-il ne pas rétrécir sans cesse les marges de manœuvre de l’État face aux marchés.

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Enfin, ‘l’esprit public’, ce n’est pas la planification soviétique mais un haut niveau de démocratie. Il suppose l’engagement des citoyen.nes et des collectifs qui font médiation, du monde associatif et syndical, de l’économie sociale et solidaire. La participation toujours plus grande des usagers au fonctionnement des services publics et l’implication citoyenne dans la définition des besoins sont notamment essentielles.

Est-ce que cet ‘esprit public’ peut contrer le discours d’extrême droite ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Soit nous sombrons dans le repli sur soi, la haine de l’autre et la loi du plus fort. Soit nous affirmons la justice sociale, la solidarité et le commun. À leur obsession de l’identité, ‘l’esprit public’ oppose la passion de l’égalité. L’extrême droite souhaite démanteler l’État, casser les services publics puisqu’elle entend réduire plus encore la dépense publique, imposer un ultralibéralisme agressif.

Pour réhabiliter l’impôt, mettre à contribution les hyper riches et les grands groupes économiques constitue le premier pas.

Ce qui unit toutes les extrêmes droites du monde, c’est aussi, et même avant tout, la définition d’un « nous » par opposition à d’autres, fondé sur l’égoïsme, le racisme, le sexisme. ‘L’esprit public’, c’est le réinvestissement d’un « nous » qui n’exclut pas mais agrège et protège. Concrètement, cela signifie le développement des espaces collectifs qui donnent aux individus les capacités de devenir libres, et qui sont aujourd’hui massacrés.

Le dévoiement de la liberté par la vague brune est une bataille que nous avons à mener. L’internationale néofasciste ne cesse de brandir le mot liberté. Mais comment peut-on être libre quand on n’a pas un toit sur la tête, quand on ne peut pas manger sainement, quand on n’a pas accès aux soins, à l’éducation et à la culture ? Comment parler de liberté d’expression quand il s’agit en réalité de favoriser les discours de haine et de permettre à l’oligarchie d’avoir la main sur la conversation publique ?

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L’extrême droite divise les catégories populaires en opposant les familles issues de l’immigration qui survivent grâce au RSA aux classes moyennes blanches qui suent pour gagner un SMIC. C’est un discours qui divise le peuple et menace la paix. Nous, nous devons fédérer et apaiser. Et pour cela, il faut partager. Les premiers qui doivent mettre au pot, ce sont les hyper-riches et les grands groupes économiques qui accaparent tant de richesses produites par celles et ceux qui travaillent. Et c’est à partir de là que nous pourrons investir dans le commun pour améliorer les conditions de vie de la population. Aujourd’hui, deux logiques, deux visions civilisationnelles s’affrontent.

Lors de la séquence budgétaire, le bloc central est resté figé sur une position : le refus des hausses d’impôts. Défendre les services publics demande des investissements. Que répondre aux libéraux ?

‘L’esprit public’ suppose de réhabiliter l’impôt. Beaucoup dans notre pays ont le sentiment de payer toujours plus d’impôts et de prélèvements pour avoir toujours moins de services et de protections. Quand l’école ou le guichet de la gare ferment, quand les urgences sont saturées ou que les retraites baissent pendant que les taxes augmentent et que l’ISF est supprimé, comment ne pas comprendre ce rejet de l’impôt ?

Clémentine Autain
« Cesser de dilapider l’argent public dans des aides aux grandes entreprises sans aucune contreparties sociales et environnementales. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Pour réhabiliter l’impôt, mettre à contribution les hyper riches et les grands groupes économiques constitue le premier pas. C’est dans cet état d’esprit que nous avons défendu avec ma collègue Eva Sas la « taxe Zucman », dans une loi qui vient d’être adoptée à l’Assemblée nationale et qui attend d’être reprise au Sénat. Il s’agit d’un impôt plancher de 2 % pour ceux qui détiennent un patrimoine de plus de 100 millions d’euros. Cela permettrait à l’État d’engranger entre 15 et 25 milliards d’euros par an.

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J’y vois un point de départ pour avancer vers une révolution fiscale. Car il faut en finir avec la flat tax et les niches fiscales. Et cesser de dilapider l’argent public dans des aides aux grandes entreprises sans aucune contreparties sociales et environnementales. La Cour des comptes estime à 62 milliards d’euros l’impact de la politique fiscale favorable aux plus riches et aux grands groupes économiques sur les recettes de l’État. C’est dire si nous avons des marges pour développer les services publics et les sécurités collectives…

Au sommet de l’État, on doit urgemment retrouver le sens de l’intérêt général.

De nombreuses affaires récentes, celle d’Amélie Oudéa-Castera, celle des cabinets de conseil, celle de Nestlé, montrent que l’esprit public n’est pas une priorité au sommet de l’État. Ces affaires s’accumulent et aucune prise de conscience n’a lieu. Que faire pour restaurer de ‘l’esprit public’ ?

Une petite caste a brouillé les repères entre le privé et le public. Avec ses allers-retours entre la haute fonction publique, les cabinets ministériels et les entreprises privées, elle utilise son pouvoir à l’intérieur de l’État pour servir des intérêts privés, et se servir elle-même. Le pantouflage et le rétro-pantouflage nuisent à ‘l’esprit public’. Cette petite oligarchie est puissante mais elle ne représente heureusement pas toute la haute fonction publique. Il nous faut former les élites administratives avec ‘l’esprit public’ au lieu de les abreuver d’esprit d’entreprise. Au sommet de l’État, on doit urgemment retrouver le sens de l’intérêt général.

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Ce livre ne s’arrête pas aux constats. Il émet des propositions. Pouvez-vous en parler ?

À gauche, nous portons des mesures fondamentales : des moyens à l’hôpital public et la fin de la tarification à l’activité, l’augmentation des salaires des enseignants, des métiers du lien et du soin, le dégel du point d’indice, une réforme de la fiscalité dans un sens plus égalitaire… Mais la stratégie du choc des néolibéraux a contribué à nous placer dans une posture défensive, et même parfois très nostalgique. Or, pour ouvrir une espérance, nous devons porter des mesures qui incarnent la société dans laquelle nous avons envie de vivre, des idées neuves qui peuvent intriguer, détonner, sortir de ce que nous avons l’habitude d’entendre à gauche.

Pour entraîner, il nous faut bâtir un autre imaginaire.

La hausse du Smic est une mesure essentielle mais elle ne dessine pas un projet de société. Or pour entraîner, il nous faut bâtir un autre imaginaire. La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) en fait partie. L’alimentation est un sujet fondamental et universel, un enjeu de santé publique. Nous avons un double défi à relever : lutter contre la malbouffe et permettre aux agriculteurs/trices de vivre de leur travail. La SSA est un outil majeur pour y parvenir, pour lutter contre la mainmise de l’agro-industrie et rendre concret le droit à une alimentation saine.

Clémentine Autain
« Celles et ceux qui s’enferrent dans la division et contribuent à l’éclatement passent à côté du tragique de l’histoire. Je veux croire au sursaut. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Les caisses alimentaires, qui se développent partout en France à grande vitesse, montre le ‘déja-là’ de cette proposition audacieuse. La SSA soulève de nombreuses questions quant à sa mise en place à l’échelle nationale mais elle a le mérite de tracer le bon chemin. Autre exemple : la création d’un service public de la réparation et du réemploi permettrait de s’organiser contre le consumérisme et de donner des outils pour pouvoir être plus vertueux dans nos modes de consommation.

Est-ce le ferment d’un programme de gauche ?

Les propositions concrètes de mon livre sont, en réalité, souvent déjà présentes dans nos programmes à gauche. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler les causes communes des gauches et des écologistes. ‘L’esprit public’ est une pierre à l’édifice d’un récit partagé. Le spectacle des divisions me consterne, la fracturation me paraît irresponsable. La vague trumpiste devrait achever de nous convaincre qu’il est temps d’enterrer les haches de guerre entre nous pour se mettre au travail, tous ensemble.

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Il y a urgence à créer un cadre pour préparer notre projet et nos candidatures aux prochaines élections, présidentielle comprise. Il y a urgence à y associer les collectifs citoyens qui se sont tant mobilisés pour le Nouveau Front populaire et pour empêcher le RN d’arriver au pouvoir en juillet dernier, et le monde du travail et de la création. Celles et ceux qui s’enferrent dans la division et contribuent à l’éclatement passent à côté du tragique de l’histoire. Je veux croire au sursaut.

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