Yolanda Díaz : « On ne progresse pas par la peur mais par l’espoir »

La deuxième vice-présidente du gouvernement espagnol, ministre du Travail et de l’Économie sociale, a su imposer ses thèmes dans le gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sánchez. Ses réformes ont fait d’elle l’une des personnalités politiques les plus populaires de la péninsule ibérique.

Pablo Castaño  • 19 mars 2025 abonné·es
Yolanda Díaz : « On ne progresse pas par la peur mais par l’espoir »
"Ce gouvernement a démontré que, lorsque la volonté est là, des changements historiques peuvent être réalisés pour améliorer la vie de la population."
© Jairo Vargas

Militante politique de la gauche radicale, élue locale (2003) puis députée (2016) et ministre (2020), Yolanda Díaz est aujourd’hui une figure incontournable de la vie politique espagnole, numéro 3 du gouvernement de Pedro Sánchez. Alors que Podemos est en perte de vitesse, et en raison de son désaccord avec la stratégie du parti de Pablo Iglesias, elle crée son propre mouvement, Sumar (2023), qui signifie « rassembler » en espagnol. Elle en est la coordinatrice générale et obtient son premier succès avec 12,33 % des voix aux législatives de juillet 2023. Elle en démissionnera un an plus tard après le mauvais score réalisé par la coalition Sumar aux européennes (4,7 %).

Vous êtes ministre du Travail et de l’Économie sociale depuis 2020 et vice-présidente depuis 2021. La vie des travailleurs espagnols s’est-elle améliorée au cours de ces cinq années ?

Yolanda Díaz : Sans aucun doute. Ces dernières années, nous avons transformé la réalité du marché du travail en Espagne. Aujourd’hui, c’est le marché du travail qui stimule la croissance de l’économie espagnole, et non l’inverse. Les chiffres le confirment : l’Espagne est le pays qui connaît la plus forte croissance de l’OCDE, avec une augmentation du PIB de 3,2 %. Mais le plus important est que nous avons réalisé des avancées sociales historiques. Il y a deux millions de personnes de plus qui travaillent qu’à l’époque où le Parti populaire gouvernait [2011-2018, NDLR], nous avons le taux de chômage le plus bas depuis la crise de 2008 et un record de 10,1 millions de femmes employées.

Nous avons prouvé qu’il est possible de concilier croissance économique et justice sociale.

En outre, nous avons obtenu des avancées historiques qui font de nous une référence en Europe. Nous avons reconnu aux travailleuses domestiques le droit à une allocation-chômage et nous avons été le premier pays européen à réglementer les droits des livreurs, avec la loi « Riders », afin qu’ils cessent d’être de faux indépendants et bénéficient de véritables droits du travail. Il nous reste encore beaucoup à faire, mais nous avons prouvé qu’une politique de l’emploi fondée sur la stabilité et la dignité améliore la vie de la population et profite grandement à l’économie du pays.

Le salaire minimum interprofessionnel (SMI) vient d’être augmenté à 1 184 euros par mois. Avec les hausses des années précédentes, il est aujourd’hui 60 % plus élevé qu’en 2018. Quel a été l’impact de cette hausse progressive sur l’économie espagnole ?

Le salaire minimum est devenu l’un des outils les plus puissants pour réduire les inégalités en Espagne. Ceux qui touchent le SMI gagnent aujourd’hui 6 200 euros de plus par an qu’il y a sept ans. Cela signifie que leur pouvoir d’achat a augmenté, même au-delà de l’inflation, ce qui ne s’était pas produit depuis des décennies. L’augmentation du SMI a également favorisé la hausse générale des salaires et a contribué à donner davantage de stabilité au marché du travail. Elle a également permis de réduire l’écart salarial entre les femmes et les hommes à un rythme plus rapide que dans l’Union européenne. En 2016, l’écart salarial horaire était de 14,8 %. Aujourd’hui, il est de 8,7 %, et les salaires des femmes ont augmenté de 6,6 points de plus que ceux des hommes.

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La Confédération des petites et moyennes entreprises s’est opposée à cette augmentation, arguant qu’elle représente un coût excessif pour elles. La hausse du SMI a-t-elle eu un impact négatif sur l’emploi ?

Depuis que je suis ministre du Travail, on a souvent prédit « l’apocalypse » à cause de nos politiques. On disait que la réforme du travail plongerait le pays dans la crise, et aujourd’hui nous sommes l’économie qui connaît la plus forte croissance en Europe. Un emploi sur quatre créé en Europe depuis 2019 l’était en Espagne. On disait aussi que l’augmentation du SMI détruirait des emplois, or nous avons constaté exactement le contraire. Le nombre d’entreprises et leur taille moyenne ont augmenté depuis 2020 : nous avons prouvé qu’il est possible de concilier croissance économique et justice sociale. Aujourd’hui, on entend la même chose à propos de la réduction du temps de travail, et l’avenir nous donnera à nouveau raison. Travailler moins est bénéfique pour les travailleurs, mais cela entraînera également des gains de productivité et deviendra une mesure que toutes les entreprises adopteront.

Pour la première fois, l’Espagne a un taux de précarité inférieur à la moyenne européenne.

Vous avez promu une réforme du travail qui a en partie annulé la dérégulation mise en place par Mariano Rajoy en 2012. Quel était l’objectif de cette réforme et quels en ont été les effets ?

L’objectif était clair : passer d’un marché du travail fondé sur la précarité à un marché fondé sur la stabilité et la qualité de l’emploi. Nous ne voulions pas d’une réforme de plus parmi les 52 mises en place depuis la démocratie, mais un véritable changement de paradigme. Les résultats parlent d’eux-mêmes : avant notre réforme, on signait 2 millions de contrats à durée indéterminée par an. Aujourd’hui, il y en a plus de 6 millions. Nous avons réduit la précarité dans le secteur privé : elle est passée de 27 % à 12,4 %, un record historique. Pour la première fois, l’Espagne a un taux de précarité inférieur à la moyenne européenne. Aujourd’hui, sur les 18,5 millions de salariés en Espagne, 15,7 millions ont un contrat à durée indéterminée.

La loi sur le logement adoptée en 2023 n’a pas réussi à freiner la hausse des loyers, et le logement est devenu la première préoccupation des Espagnols. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans la politique du logement du gouvernement ?

Le problème, c’est que le Parti populaire (PP) refuse d’appliquer la loi. Il gouverne dans onze communautés autonomes et a bloqué son application, privant les travailleurs du droit à un loyer équitable. Nous défendons l’application de la loi et, si les gouvernements régionaux du PP ne le font pas, nous proposons qu’ils ne reçoivent aucun financement public en matière de logement. Mais nous savons que cela ne suffit pas. Nous ne pouvons pas permettre que le logement soit un bien spéculatif. Nous proposons d’interdire l’achat de logements à des fins spéculatives, d’éliminer les locations touristiques illégales qui chassent les habitants de leur quartier et d’imposer des taxes aux grands propriétaires qui s’enrichissent au détriment d’un besoin fondamental.

On ne peut pas demander des sacrifices aux travailleurs pendant que les plus riches continuent de polluer sans limites.

La transition écologique était une priorité de l’Accord de gouvernement signé par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Sumar, le mouvement que vous avez créé, mais les émissions de CO2 ont augmenté en 2024. L’objectif de les réduire de 30 % d’ici à 2030 sera-t-il atteint ?

Nous devons non seulement l’atteindre, mais aller encore plus loin. Pour cela, il faut en finir avec un modèle dépassé qui mise encore sur l’expansion des aéroports et des ports maritimes, comme si nous étions dans les années 1990. Les partis traditionnels défendent cette catastrophe économique et environnementale. Notre modèle est une transition écologique juste, fondée sur les transports publics et collectifs, et une taxation accrue des plus gros pollueurs, comme les jets privés et les yachts de luxe. On ne peut pas demander des sacrifices aux travailleurs pendant que les plus riches continuent de polluer sans limites.

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En février, il y a eu un affrontement public entre vous et le ministère des Finances (contrôlé par le PSOE) sur la question de savoir si les travailleurs au salaire minimum doivent payer l’impôt sur le revenu. Quelle est votre relation avec Pedro Sánchez et le PSOE ?

Ma relation avec Pedro Sánchez et les membres du gouvernement est bonne mais, comme dans tout gouvernement de coalition, il y a des débats politiques importants. Ce ne sont jamais des débats personnels. Dans ce cas, nous défendons l’idée que la justice fiscale doit commencer par le haut. Un État du XXIe siècle ne peut pas permettre que la charge fiscale pèse sur ceux qui ont le moins de ressources.

Le gouvernement dépend d’une majorité parlementaire complexe et n’a pas pu faire adopter le budget l’année dernière. Pourra-t-il survivre longtemps ?

J’ai un message clair : il y a un gouvernement progressiste pour longtemps. Le 23 juillet 2023 [date des dernières élections générales, N.D.L.R.], les citoyens ont voté pour une majorité plurielle et complexe, mais ils n’ont pas voté pour une majorité du PP et de Vox. Nous allons continuer à négocier et à dialoguer, car nous savons que la politique ne consiste pas à imposer mais à construire des accords. On ne progresse pas par la peur mais par l’espoir. Et ce gouvernement a démontré que, lorsque la volonté est là, des changements historiques peuvent être réalisés pour améliorer la vie de la population.

« Il est vrai qu’il y a une montée généralisée de l’extrême droite dans tous les pays (…) Mais attention, ce n’est pas une vague, c’est une ‘Internationale de la haine’ qui peut être stoppée. » (Photo : Jairo Vargas.)

Plus d’un an s’est écoulé depuis la rupture officielle entre Sumar et Podemos, dont les députés siègent désormais au Groupe mixte. Pensez-vous qu’il soit viable de former une candidature commune à l’avenir ?

Il existe une formule qui a prouvé son efficacité : celle du 23J de 2023 [quand les deux partis ont formé une coalition électorale, NDLR]. Nous continuons à défendre la même thèse. Je pense que l’unité est un moyen qui doit nous permettre d’être efficaces dans le système électoral, mais l’objectif doit être un programme porteur d’espoir. Cela a également été démontré avec le 23J. Ce n’était pas seulement la manière dont nous nous sommes présentés, mais aussi le fond.

Nous avons empêché la droite et l’extrême droite de gouverner parce que nous avions un projet pour le pays.

Nous avons empêché la droite et l’extrême droite de gouverner parce que nous avions un projet pour le pays, nous nous adressions aux citoyens et nous proposions des changements concrets pour améliorer leur quotidien. Je pense que les gens ne veulent pas seulement nous voir ensemble, ils veulent nous voir parler de leur vie, résoudre leurs problèmes. Et nous sommes en position de le refaire, et nous devons le faire. L’alternative serait un recul total, ce que nous ne pouvons pas nous permettre.

Le dernier sondage de 40 dB donne 6 % d’intentions de vote à Sumar, soit la moitié du résultat des élections de 2023. Comment interprétez-vous ces résultats ?

Les sondages sont des instantanés, mais Sumar est la formation qui a mis les débats les plus importants sur la table. Sans Sumar, on ne parlerait pas de l’allocation universelle pour l’éducation de 200 euros par mois et par enfant jusqu’à 18 ans. Nous ne serions pas non plus sur le point de réduire la durée légale du travail pour la première fois en quatre décennies. Je pense que le sondage le plus important, ce sont les élections et les campagnes. Et lors des dernières, nous avons obtenu 3 millions de voix grâce à une campagne porteuse d’espoir. Ce potentiel, nous l’avons toujours.

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L’extrême droite de Vox dépasse les 14 % et continue de progresser dans les sondages. Comment expliquez-vous ce succès ?

Il est vrai qu’il y a une montée généralisée de l’extrême droite dans tous les pays. Regardons l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni. Mais attention, ce n’est pas une vague, c’est une « Internationale de la haine » qui peut être stoppée. Une vague laisse entendre qu’elle est irrésistible, et ce n’est pas le cas. La droite comptabilisait plus de 180 sièges quelques jours avant les dernières élections [la majorité étant de 176, N.D.L.R.], et nous avons renversé la situation. Quand les élections auront lieu, ce qui n’est pas encore pour tout de suite, nous le referons.

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