Ian Brossat : « Il faut imposer les questions du travail dans le débat à chaque occasion »
Le sénateur communiste et candidat à la mairie de Paris défend l’union des gauches en vue des prochaines échéances électorales. Il appelle la gauche à replacer la question du travail au cœur de sa pensée.
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© Maxime Sirvins
Ian Brossat, 44 ans, est sénateur communiste de Paris depuis 2023. Porte-parole du PCF depuis 2018, il a également été adjoint à la maire de Paris chargé du logement, de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugiés de 2014 à 2023. En 2019, il a conduit la liste communiste aux européennes (2,5 %). Et, trois ans plus tard, il a dirigé la campagne de Fabien Roussel pour la présidentielle (2,3 %).
Donald Trump a suspendu l’aide militaire à l’Ukraine (1), l’Union européenne (UE) veut se réarmer et Emmanuel Macron avance vers une « économie de guerre ». Comment vous positionnez-vous dans ce désordre mondial ?
Entretien réalisé le 5 mars 2025.
Ian Brossat : D’abord, l’élection de Donald Trump suscite des inquiétudes extrêmement fortes. Les États-Unis constituent une menace majeure. Plus personne ne peut sérieusement les présenter aujourd’hui comme un allié. Les communistes n’ont jamais considéré qu’il fallait se placer sous la protection états-unienne. Et je constate que les atlantistes ont une prise de conscience tardive. Ça ne date pas d’aujourd’hui que les États-Unis se fondent sur leurs intérêts plutôt que sur les valeurs. Néanmoins, il est incontestable que cette logique est désormais assumée de manière brutale.
Dans ce contexte, Ursula von der Leyen annonce un plan de 800 milliards d’euros pour réarmer l’Europe. Il provoque chez moi au moins trois interrogations. Depuis le traité de Maastricht, l’UE a fait pression sur les États membres pour faire baisser drastiquement les dépenses publiques, avec ce fameux dogme des 3 % de déficit budgétaire autorisé pour chaque pays. C’est au nom de cette règle qu’on a imposée aux peuples européens des sacrifices sur leurs hôpitaux publics ou leurs écoles. Et aujourd’hui on nous dit qu’il y a les moyens pour financer 800 milliards d’euros de dépenses militaires. Cela surprend.
Emmanuel Macron devrait plutôt commencer par protéger notre industrie.
Nous pouvons aussi nous poser une autre question : à qui allons-nous acheter les armes ? Aujourd’hui, les États européens se fournissent à plus de 60 % hors de l’UE, notamment aux États-Unis. Il serait paradoxal que, pour se protéger des Américains, on achète des armes aux Américains ! Il faut que cet effort en matière militaire se double d’une stratégie industrielle. En Isère, l’usine Vencorex, qui fabrique des sels indispensables aux carburants pour nos missiles, est sous la menace d’une liquidation judiciaire, et de nombreux salariés risquent de se retrouver sur le carreau.
Il y a une contradiction à dire qu’il faut réarmer l’UE, qu’il faut retrouver une autonomie stratégique, tout en laissant mourir nos industries. Emmanuel Macron lance des slogans comme « l’Europe de la défense », mais il devrait plutôt commencer par protéger notre industrie, ce qui permettrait de retrouver une forme de souveraineté en la matière. Et, enfin, qui va payer, dès lors que le président a exclu toute hausse d’impôts ? Il est hors de question d’imposer un tour de vis supplémentaire aux peuples d’Europe. Ils ne le supporteraient pas.
« Sentiment de submersion » migratoire, débat sur l’identité nationale, évocation d’un changement constitutionnel pour durcir la politique migratoire… Le gouvernement se place-t-il dans la roue de l’extrême droite ?
Le gouvernement est dans une stratégie méthodique qui vise à saturer l’espace médiatique autour des enjeux migratoires. Le débat autour des accords franco-algériens en est l’exemple : des membres du gouvernement, la droite et l’extrême droite mènent une offensive concertée. Bruno Retailleau menace de rompre avec ces accords, Éric Zemmour explique que la colonisation est une « bénédiction », Louis Sarkozy appelle à « brûler » l’ambassade d’Algérie, François-Xavier Bellamy considère que l’Algérie a « du sang sur les mains »…
C’est une attaque politique qui n’a aucune efficacité. Les propos de Retailleau n’ont abouti à aucune exécution d’OQTF d’individus dangereux supplémentaires. Pour eux, ce n’est pas un enjeu de politique publique, c’est un ingrédient d’une bataille idéologique qui vise à faire de l’étranger un ennemi. Au Sénat, la droite mène le même combat. Un débat a eu lieu il y a trois semaines sur une proposition de loi interdisant le mariage aux personnes sans papiers. Cette semaine, une proposition de loi sur la restriction de l’accès aux prestations sociales pour les étrangers en situation régulière sera débattue. Ce texte sera suivi d’un autre visant à allonger la durée de détention en centre de rétention administrative.
La droite et les macronistes veulent faire en sorte que l’immigration soit le seul sujet en débat dans la société.
La droite et les macronistes veulent faire en sorte que l’immigration soit le seul sujet en débat dans la société. Et, dans ce gouvernement, Bruno Retailleau est évidemment la tête de gondole de cette stratégie politique. Pour que le mot « salaire » soit prononcé dans cet hémicycle, il a fallu la niche parlementaire des sénateurs communistes, qui portaient la proposition d’indexer les salaires sur l’inflation. Sinon, nous ne parlons jamais de la question sociale, des salaires, du pouvoir d’achat ou des services publics.
Quel est le but de cette stratégie de saturation ?
Il y a les idéologues et les opportunistes. Retailleau est un pur idéologue. Il a un agenda idéologique extrêmement clair. Sa grille de lecture repose sur la guerre des civilisations et il ne s’en cache pas. Et il profite de son poste au ministère de l’Intérieur pour imposer sa vision à la société française. Du côté des opportunistes, ils sont peut-être convaincus que la société se droitise.
Et pour exister politiquement, ils pensent qu’il est nécessaire de se lancer dans une course à l’échalote avec le Rassemblement national, en espérant pouvoir récupérer des parts de marché électorales. Mais le constat de cette droitisation de la société est erroné. Dans son dernier livre, La Droitisation française, mythe et réalités (PUF, 2024), le sociologue Vincent Tiberj considère que nous avons davantage à faire à une droitisation du débat politique qu’à une droitisation de la France.
Nous avons collectivement intérêt à replacer ces enjeux du travail au cœur du débat.
En tant qu’élu de gauche, comment est-il possible de contrer cette droitisation de l’espace public ?
La principale difficulté à laquelle la gauche est confrontée, c’est l’affaiblissement de la conscience de classe. Cet affaiblissement permet aux stratégies visant à instiller le venin de la haine de trouver un écho dans la société. Nous ne nous en sortirons pas si nous n’arrivons pas à recréer de la conscience de classe. De temps en temps, nous y parvenons. Sur la régularisation des travailleurs sans-papiers durant les débats autour de la loi immigration en 2023, nous avons marqué des points. Les enquêtes d’opinion ont montré qu’une majorité de Français était de notre côté.
Nous avons gagné autour de l’idée que la régularisation des travailleurs sans papiers était dans l’intérêt de tous les travailleurs de ce pays, parce cela permet de freiner les logiques de dumping qui mettent en concurrence les travailleurs. C’est autour de la question du travail que nous avons pu dépasser un certain nombre de préjugés racistes et xénophobes qui pourrissent le débat politique. Je pense que nous avons collectivement intérêt à replacer ces enjeux du travail au cœur du débat. C’est la seule voie possible pour rassembler une majorité de Français.
Existe-t-il vraiment une majorité de gauche dans le pays ?
Cette majorité est composée des travailleurs, ceux qui voudraient travailler et qui sont au chômage, ceux qui ont travaillé toute leur vie et qui voudraient pouvoir vivre de leur retraite. Mais cette majorité n’a pas conscience qu’elle a un intérêt commun. La gauche a donc du boulot. Il faut imposer les questions du travail dans le débat à chaque occasion. L’extrême droite et la droite passent leur temps à parler d’immigration et d’identité.
Lors du mouvement contre la réforme des retraites, le climat raciste était au second plan.
La gauche se retrouve face à ce dilemme : réagir aux polémiques – ce qui peut les entretenir – ou les ignorer – ce qui peut laisser penser que ces polémiques sont acceptables. Ces deux voies comportent des écueils, ce dilemme est perdant. Il faut donc batailler sans relâche pour imposer nos thèmes dans le débat. Lorsque nous le faisons, l’ambiance du pays est plus respirable. Lors du mouvement contre la réforme des retraites, le climat raciste était au second plan. Nous parlions des retraites, des conditions de travail, des rémunérations, de notre protection sociale…
Qu’attendez-vous du conclave sur les retraites qui a commencé le 27 février ?
Il ne faut pas être naïf : le gouvernement n’a pas l’intention d’abroger le report de l’âge de la retraite à 64 ans. Son souhait est que ce conclave n’aboutisse à rien. L’exécutif cherche à verrouiller au maximum pour ne pas remettre en cause la réforme Borne. Mais le fait que le gouvernement soit contraint de revenir sur cette question montre le schisme créé par cette réforme massivement rejetée par une majorité de Français et imposée par 49.3. La seule méthode viable consiste à intégrer dans la loi les points sur lesquels les partenaires sociaux se mettent d’accord et à trancher à l’Assemblée ou par référendum les points qui font l’objet de désaccords, comme l’âge de départ.
Dans un livre qui sortira en avril, Le Parti pris du travail (Cherche Midi), Fabien Roussel propose de supprimer le RSA. Est-ce vraiment pertinent ?
Il ne s’agit pas d’affamer les personnes qui sont bénéficiaires de cette prestation sociale. Personne n’est heureux de vivre avec le RSA. Comment crée-t-on une société où l’accès à l’emploi n’est pas un luxe ? Nous nous sommes habitués au fait que toute une partie de la population est désormais éloignée de l’emploi, par contrainte bien entendu. C’est ce qui permet au patronat de peser sur le niveau des salaires. Ce que nous proposons est une transformation profonde de la société : l’accès au travail doit être un droit réel. Toute personne doit avoir un accès garanti à l’emploi ou à une formation menant à un autre emploi. Le travail est fondamentalement ce qui permet d’avoir une place et une utilité dans la société.
À chaque fois, les unions à gauche nous ont permis d’éviter le pire.
Faut-il mettre un terme au Nouveau Front populaire (NFP) ?
Une internationale fasciste se constitue dans le monde. Il faudrait être fou pour dire qu’à gauche chacun doit faire sa petite tambouille dans son coin. En 2022, nous nous sommes unis sous la forme de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), ce qui nous a permis d’éviter que la macronie ait une majorité absolue à l’Assemblée nationale. En 2024, le NFP est arrivé en tête sans avoir de majorité absolue, mais cette unité nous a permis d’empêcher la victoire de l’extrême droite et l’accession de Jordan Bardella à Matignon. Ce n’est pas rien. À chaque fois, ces unions nous ont permis d’éviter le pire.
Il faut maintenant se poser cette question : comment construire le meilleur ? L’union des forces de gauche est une condition nécessaire. Et il faut rassembler toutes les forces de gauche, sans exclusive. Mais bâtir un accord électoral n’est pas suffisant pour gagner. Il faut donc travailler à la création de l’unité de la gauche et, surtout, du monde du travail. Comment faisons-nous pour faire comprendre que le destin du travailleur industriel du nord de la France est lié à celui de l’assistante maternelle de Seine-Saint-Denis, qu’ils ont des intérêts communs ?
Travaillez-vous, comme les insoumis et les socialistes, à l’élaboration d’un projet communiste ?
Nous y travaillons. Nous lançons une campagne autour des services publics et des enjeux liés à l’industrie. Nous voulons que la question du travail soit au cœur d’un projet de gauche unie.
Quelle serait la méthode pour choisir ce candidat de la gauche unie ?
Il est trop tôt pour répondre à cette question. Mais, pour que la gauche accède au pouvoir, il faut déterminer un candidat commun qui puisse non pas seulement accéder au deuxième tour, mais gagner. Il ne faut pas ignorer cette exigence. Car, depuis 2022, nous savons que l’extrême droite peut gagner des duels.
Croyez-vous que Fabien Roussel pourrait être un candidat possible de cette union des gauches ?
Le secrétaire national du parti est l’une des personnalités de gauche les plus populaires aujourd’hui. De manière générale, les communistes ont vocation à prendre toutes leurs responsabilités pour mener le combat du rassemblement pour gagner.
Vous êtes candidat à la mairie de Paris en 2026. Qu’allez-vous défendre ?
Partout dans le monde, l’extrême droite progresse. La haine de l’étranger, le refus de l’écologie, la pensée du chacun pour soi se diffusent. Mais Paris est l’exact inverse de tout cela : l’extrême droite ne compte pas un seul conseiller municipal, c’est une ville très engagée en matière environnementale, une politique sociale ambitieuse est mise en place. Face aux vents mauvais, Paris doit rester un pôle de résistance. Mais le risque que la droite et les macronistes s’unissent existe bel et bien. Les gauches doivent donc se rassembler pour gagner.
Je suis favorable à ce qu’une liste de la majorité municipale, composée des communistes, des socialistes et des écologistes, se constitue dès le premier tour. Les divergences qui existaient entre nous sont dépassées. Nous devrons ensuite choisir un candidat commun qui tiendra tête à cette droite agressive et cette extrême droite qui devrait présenter des candidats médiatiques comme Sarah Knafo ou Marion Maréchal. J’ai fait la démonstration dans l’exercice de mes mandats, comme adjoint à la maire chargé du logement et de l’hébergement d’urgence puis comme sénateur, que j’étais capable de le faire.
Je ne dirai jamais que les insoumis sont infréquentables.
J’ai installé le premier centre d’hébergement d’urgence dans le 16e arrondissement, en lisière du bois de Boulogne : l’opposition était extrêmement violente, mais ma main n’a pas tremblé. Comment devons-nous choisir ? Une primaire, un accord politique, un candidat naturel s’imposera-t-il ? Je ne suis fermé à rien. En ce qui concerne La France insoumise, elle est dans l’opposition et ne donne aucun signe de changement de stratégie. C’est une décision que je respecte. Je ne dirai jamais que les insoumis sont infréquentables, nous avons simplement des appréciations différentes concernant le bilan de la majorité. Cela ne change pas le fait que nous devons nous unir pour les élections nationales futures.
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