Shiori Itō : « Une diffusion de mon film au Japon serait plus importante pour moi qu’être nommée aux Oscars »

Figure du mouvement #MeToo au Japon, la réalisatrice a enquêté sur le viol qu’elle a subi par un journaliste proche du premier ministre japonais. Elle a notamment documenté la façon dont la police et la société japonaises y ont réagi.

Pauline Migevant  • 5 mars 2025 abonné·es
Shiori Itō : « Une diffusion de mon film au Japon serait plus importante pour moi qu’être nommée aux Oscars »
À Paris, le 3 février 2025.
© Maxime Sirvins

Black Box Diaries / Shiori Ito / 1 h 43 / En salle le 12 mars.

Shiori Itō est une journaliste et réalisatrice japonaise. En 2017, elle s’exprime publiquement sur le viol dont elle a été victime deux ans plus tôt, à 26 ans, par un journaliste de la télévision publique japonaise proche du premier ministre. Sa prise de parole sur les défaillances des procédures judiciaires et l’enquête qu’elle a menée sur son propre viol l’ont conduite à devenir l’une des figures de #MeToo au Japon. 

Dans votre film, Black Box Diaries, vous dites que vous recherchez la vérité.Il me semble qu’en tant que victime de viol, malgré les éléments dont vous ne vous souvenez pas, vous connaissez la vérité, car elle est inscrite dans votre corps et dans les traumatismes. Qu’est-ce que « chercher la vérité » signifie pour vous ?

Shiori Itō : Quand je suis allée voir la police, à l’époque, les agents n’avaient pas de tests pour savoir si j’avais été droguée. Je savais que je n’avais pas tant bu et je me suis demandé comment il était possible que je ne me souvienne de rien. Je savais aussi que je n’étais pas consentante. Je voulais enquêter sur ce dont je ne me souvenais pas, en interrogeant ceux qui auraient pu me croiser ce soir-là, comme le chauffeur de taxi qui nous a conduits à l’hôtel, mon agresseur et moi. Au fur et à mesure, j’ai compris que la vérité avait différents aspects et que chacun pouvait avoir sa vision.

Plus largement, l’une des vérités que je cherche est celle du pouvoir. Je voulais savoir pourquoi l’arrestation de mon agresseur avait été stoppée. Cela se produit-il souvent ? Si c’est le cas, c’est un problème. Je n’ai pas eu de réponse, pas d’explication. Il y a ensuite la vérité judiciaire. Je ne l’ai pas tellement décrit dans le film, mais mon affaire pénale a été classée. En raison du grand nombre de preuves, nous avons essayé d’intenter une action au civil. Il a été jugé qu’il y avait eu une activité sexuelle sans consentement de ma part, ce qui signifie un viol. C’est l’une des vérités. Mais la définition du viol pose encore un énorme problème.

Votre film commence et se termine par la traversée d’un tunnel. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Il y a eu beaucoup de tunnels dont j’ai cru ne jamais pouvoir sortir. Mais il y a toujours – même brièvement avant d’y retourner – une porte de sortie. Pour moi, le tunnel a été long. Mais le simple fait d’avoir pu terminer ce film, d’avoir pu faire face à cette affaire, m’a permis d’en sortir. La plus grande victoire du film a été de pouvoir participer à la conférence de presse de mon agresseur en tant que journaliste. Personne ne m’en a empêchée. Pour moi, cela représentait bien plus que de gagner l’affaire.

Le fait que quelqu’un puisse être arrêté ou ne pas être arrêté grâce à des faveurs du pouvoir est grave.

Quels sont les éléments qui vous manquent encore pour comprendre ce qui vous est arrivé ?

Je ne sais toujours pas comment le pouvoir s’est impliqué, notamment pour empêcher, à la dernière minute, l’arrestation de mon agresseur. Le fait que quelqu’un puisse être arrêté ou ne pas être arrêté grâce à des faveurs du pouvoir est grave. Le parti de Shinzō Abe, le Parti libéral-démocrate (PLD), n’a quasiment pas quitté le pouvoir depuis la Seconde Guerre mondiale. Si nous n’avons pas les moyens de poser la question de son implication et de savoir ce qui s’est passé, cela peut se reproduire. Ce n’est pas sain. Je sais que les Japonais ont du mal à réagir à mon cas, mais ils doivent avoir en tête que ça peut arriver à n’importe qui.

Dans Black Box Diaries, vous diffusez des conversations ou des entretiens que vous avez eus avec la police. Avant même que vous n’ayez l’idée d’en faire un film, qu’est-ce qui vous a conduite à faire ces enregistrements ?

J’ai mis cinq jours à aller voir la police. Je savais que mon agresseur était puissant, j’avais peur. Je pensais naïvement que la police prendrait l’affaire en charge. La première personne à qui j’ai parlé était une policière. Après que je lui ai tout raconté, elle m’a dit : « Je travaille à la circulation, je ne peux pas prendre votre dossier. » J’ai dû alors raconter de nouveau mon histoire à un autre policier, qui m’a dit que ces choses arrivaient souvent et qu’il ne pouvait rien faire. Quand j’ai entendu ça, j’ai compris qu’il fallait que j’enregistre ce qui se passait. Pendant deux ans, j’ai collecté des preuves : j’ai enregistré la police et ce qui se passait autour de moi. En fait, je sentais aussi le risque que le pouvoir s’en mêle et je voulais détenir des preuves.

Shiori Ito
« Quand j’ai vu qu’aucun journaliste ne se saisissait de mon histoire, qui impliquait le pouvoir, j’ai compris qu’il fallait que je le fasse moi-même. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Lorsque j’ai décidé de rendre l’affaire publique, je voulais que d’autres journalistes s’en saisissent et posent les questions que je ne pouvais pas poser. Mais ça n’a pas eu lieu. Avec mon histoire, j’ai dû quitter les rédactions japonaises, je ne pouvais plus travailler au Japon ni vivre dans mon appartement. J’ai commencé à travailler avec les médias étrangers et à faire des films. Deux femmes vivant à Londres m’ont appelée et m’ont proposé de m’installer là-bas. Ça a été comme un refuge et j’ai pu penser à faire ce film.

En enquêtant comme journaliste sur votre propre histoire, quelles sont les questions éthiques qui vous ont occupée ?

Choisir de faire ce film documentaire signifiait que j’allais franchir la ligne en tant que journaliste. Dans le journalisme traditionnel, que j’ai appris aux États-Unis, on ne parle pas de ses affaires personnelles. Vous devez avoir un regard tiers et être impartial. Mais quand j’ai vu qu’aucun journaliste ne se saisissait de mon histoire, qui impliquait le pouvoir, j’ai compris qu’il fallait que je le fasse moi-même. Lorsque j’ai commencé à faire ce film, j’ai dit à mon équipe de tournage que je devais interviewer Yamaguchi, l’auteur du viol, parce qu’il devrait aussi être en mesure de s’exprimer.

Sur le même sujet : Après Mazan, comment faire pour que les hommes arrêtent de violer ?

Mais mon équipe m’a dit : « Non, c’est un film. Peut-être que si c’était un article il aurait fallu, mais c’est du cinéma. C’est OK de raconter ce qui s’est passé depuis ta propre perspective, même s’il s’agit d’une histoire unilatérale. » Cela a été une lutte intérieure, parce que ce n’est pas ce que j’ai appris. La partie la plus difficile a été le montage, durant lequel j’ai dû revoir plus de 450 heures d’images et me remémorer des choses que j’avais oubliées entre-temps.

Je devais répondre à des questions d’ordre éthique. Pour moi, ces questions sont liées à l’intérêt général.

Sur les huit ans qu’il a fallu pour réaliser ce film, la moitié du temps a été consacrée au montage. Comment raconter cette histoire de façon équilibrée ? Il n’y avait pas de bonne réponse. Je devais répondre à des questions d’ordre éthique. Pour moi, ces questions sont liées à l’intérêt général. Ce que j’ai fait, c’est répondre à ces questions-là à ce moment-là. Peut-être que d’ici quelques années elles auront évolué.

Avant d’écrire votre livre et de réaliser votre film, comment avez-vous trouvé le courage de parler ?

La personne que j’ai vue après le viol était ma petite sœur, qui a neuf ans de moins que moi. J’ai compris que si je ne parlais pas, si je transmettais le silence, ce qui m’était arrivé pourrait lui arriver aussi, car il s’agit d’une violence systémique. Je ne pouvais pas l’accepter.

« J’ai reçu des menaces de mort, et ces attaques constantes repartent de plus belle aujourd’hui, avec la sortie du film. » (Photos : Maxime Sirvins.)

Votre film montre les tentatives de silenciation qui vous ont visée après que vous avez pris la parole. Quand avez-vous compris que parler pouvait vous mettre en danger ?

Avant de m’exprimer publiquement, j’avais déjà publié un article sur les violences sexuelles dans des médias étrangers et j’avais été attaquée. On m’avait dit : « Comment oses-tu parler d’un sujet aussi honteux pour le Japon ? » Je savais que raconter ma propre affaire de viol en mettant le pouvoir en cause serait une expérience violente, mais ce qui s’est passé a dépassé mon imagination. J’ai reçu des menaces de mort, et ces attaques constantes repartent de plus belle aujourd’hui, avec la sortie du film. À titre personnel, c’est dur à gérer. En même temps, je crois que lorsque quelque chose suscite ce genre de réactions, ça révèle une certaine douleur dans la société qui doit être guérie. Si les gens s’en foutaient, il n’y aurait pas autant de réactions en retour. Mais je ne peux toujours pas vivre au Japon aujourd’hui, et c’est très dur.

Les médias attendent que quelqu’un parle. Et c’est un problème car, au Japon, parler est très risqué.

Depuis que vous avez pris la parole, les médias japonais ont-ils commencé à enquêter sur les violences sexuelles ?

Les médias japonais commencent à mettre en lumière davantage de cas de violences sexuelles. Mais je ne dirais pas qu’ils enquêtent. Ils attendent que quelqu’un parle. Et c’est un problème car, au Japon, parler est très risqué. C’est pourquoi je tiens à dire aux médias et aux journalistes japonais : vous ne pouvez pas attendre que quelqu’un s’exprime. Vous devez être celui qui va enquêter.

Sur quels points la législation doit-elle évoluer, selon vous ?

Après que j’ai parlé, en 2017, la définition du viol a évolué au Japon. Désormais, les hommes peuvent être reconnus victimes de viol, alors qu’avant seules les femmes pouvaient l’être. En 2023, l’âge du consentement est passé de 13 ans à 16 ans. Une autre chose a été modifiée : si vous êtes ivre ou drogué, ou si vous ne pouvez pas bouger, vous n’avez pas besoin de fournir la preuve que vous avez été menacé ou violé. Mais le problème est que la définition du viol reste très vague. Vous avez le même problème en France, il me semble, et un des points sur lesquels nous devons nous battre, c’est l’intégration du consentement dans la loi.

Sur le même sujet : Faut-il introduire le consentement dans la définition du viol ?

La définition du viol est toujours fondée sur le degré de menace ou de violence, et les victimes doivent prouver ce qu’elles ont subi, ce qui est difficile. Ça ne devrait pas être au survivant de prouver à quel point il a été menacé. C’est quasiment impossible. Avec la sidération, parfois, vous pouvez vous figer pour vous protéger. De nombreux pays sont en train d’introduire la notion de consentement dans la loi : c’est une bonne chose.

« Que peuvent faire les spectateurs après avoir vu le film ? Même si vous n’êtes pas japonais, je suis sûre que ça peut susciter beaucoup de réflexions. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Réaliser ce film a-t-il été réparateur pour vous ?

Je n’ai pas du tout ressenti cela. Le processus de réalisation du film était très violent. Mais ensuite, lorsque le film a été terminé, lorsque ce n’était plus mon histoire, je me suis sentie vivante.

Comment percevez-vous la nomination de votre film aux Oscars, dans une industrie marquée par la prégnance des violences sexuelles ?

Je suis surprise que ce film ait été nommé. Mais je suis aussi optimiste. Les violences sexuelles existent dans cette industrie, nous le savons tous, mais il y a des gens qui souhaitent que ça se termine. Les problèmes toxiques sont toujours là, mais je crois que cette nomination signifie quelque chose. Nous continuerons d’être vigilants.

Pour moi, ce n’est pas un film sur le viol. C’est un film sur ce qui se passe après dans la société.

Avez-vous espoir que votre film puisse être diffusé au Japon prochainement ?

Même la nomination aux Oscars n’a pas suffi. Je n’ai même pas reçu de demande d’interview. Mais le jour où je suis arrivée en France, j’ai appris qu’il y avait une pétition ici pour que mon film soit diffusé là-bas. Et j’ai eu l’impression que des gens se sentaient vraiment concernés. On peut aimer ou non un film, mais on doit pouvoir en discuter ouvertement. Personne n’a le droit d’empêcher le public de voir un film. Si Black Box Diaries pouvait être diffusé au Japon, ce serait plus important pour moi que d’avoir été nommée aux Oscars.

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Que voulez-vous qu’on retienne de votre film ?

Pour moi, ce n’est pas un film sur le viol. C’est un film sur ce qui se passe après dans la société. Ce qui se passe après pour un survivant. Je ne me soucie pas de ce type, l’agresseur. La question du film n’est pas : « Que vais-je faire, moi, en tant que personne après ce viol ? » Mais : « Qu’allons-nous faire en tant que société ? » C’est la question à laquelle j’aimerais que tout le monde prête attention. Que peuvent faire les spectateurs après avoir vu le film ? Même si vous n’êtes pas japonais, je suis sûre que ça peut susciter beaucoup de réflexions. Il y a des actions qui commencent à se mettre en place. Au Bangladesh, après avoir vu mon film, un mouvement de défense des droits civiques a commencé à dire : « Ouvrez votre boîte noire, ouvrez notre boîte noire. » Je veux voir ce que ce film va ouvrir.

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