Pedro Sánchez, le « renard » de la politique espagnole

Depuis son arrivée dans les hautes fonctions du parti de centre gauche, l’actuel président du gouvernement d’Espagne a toujours fait preuve d’une adaptabilité redoutable. Mais cette habileté, clé de son maintien jusqu’à présent dans un exécutif sans majorité absolue, pourrait être aussi la cause de sa chute.

Pablo Castaño  • 19 mars 2025 abonné·es
Pedro Sánchez, le « renard » de la politique espagnole
Lors d’une conférence de presse à l’issue d’un Conseil européen sur le soutien à l’Ukraine, le 6 mars 2025. Un dossier sur lequel Pedro Sánchez suit la ligne tracée par la Commission.
© NICOLAS TUCAT / AFP

« ll sait s’adapter à la conjoncture politique », « opportuniste », « sa parole a une valeur relative ». La flexibilité est le trait principal du style politique de Pedro Sánchez, selon l’avis unanime des analystes, des membres de son parti et de ses rivaux. Pablo Simón, professeur de science politique à l’université Carlos-III de Madrid, l’explique ainsi : « Il existe deux archétypes politiques. Le hérisson est solide, inflexible. Le renard, lui, s’adapte aux circonstances changeantes. Sánchez est plus renard que hérisson, il sait très bien lire le moment politique et connaît l’importance de rester en mouvement. »

Cette adaptabilité a donné à la carrière politique du président espagnol un caractère vertigineux, marqué par des rebondissements et des moments dramatiques, dignes des meilleures séries télévisées. Ses premières années à la tête du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) annonçaient déjà la course d’obstacles qui l’attendait.

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Après les élections générales de 2016, qui ont acté la fin du bipartisme avec l’entrée au Parlement de Podemos et de Ciudadanos, Sánchez, alors secrétaire général du PSOE, a déclaré « non, c’est non » à un éventuel pacte avec le Parti populaire (PP). « L’establishment a monté une grande opération d’État, qui a conduit à un coup d’État interne», explique Sato Díaz, responsable de la politique au journal Público. Sánchez a été évincé de la direction du PSOE par l’appareil du parti. Avant de remporter, l’année suivante, les primaires et de signer un retour triomphal.

C’est le roi des équilibres. Parfois, il prend une décision, puis son contraire peu de temps après.

L. Verstrynge

Son arrivée à la présidence du gouvernement n’a pas non plus été conventionnelle. Il y est parvenu en 2018 grâce à une motion de censure contre le conservateur Mariano Rajoy, éclaboussé par de graves affaires de corruption. Avec l’aide discrète du leader de Podemos de l’époque, Pablo Iglesias, Sánchez a su rallier le soutien des partis progressistes espagnols, mais aussi des forces nationalistes catalanes, galiciennes et basques, de gauche comme de droite. «Il est conscient qu’aujourd’hui la politique consiste à parvenir à des accords», explique Sato Díaz.

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La nouvelle ère de fragmentation parlementaire, inaugurée en 2016, a conduit Sánchez à une autre situation inédite : la formation du premier gouvernement de coalition depuis la fin de la dictature franquiste, dans les années 1970. En septembre 2019, Sánchez – qui avait remporté les élections générales en avril de la même année avec une majorité relative – affirmait qu’il ne « dormirait pas tranquillement » avec Podemos au Conseil des ministres. Deux mois plus tard, il signait pourtant un accord avec Pablo Iglesias, donnant au parti anti-austérité la première vice-présidence et quatre ministères.

Instabilité à gauche

«C’est le roi des équilibres. Parfois, il prend une décision, puis son contraire peu de temps après », argumente Lilith Verstrynge, ancienne conseillère d’Iglesias avant de devenir secrétaire d’État dans le gouvernement de coalition. C’est cet exécutif qui a dû affronter, à peine quelques semaines après sa formation, la pandémie de covid-19.

Le fier Parti socialiste – habitué à gouverner avec une majorité absolue ou grâce à des accords ponctuels avec d’autres formations – a dû s’adapter à une négociation permanente, tant au sein du gouvernement que du Parlement. «Ils devaient gouverner avec nous, et nous devions apprendre à gouverner avec eux sans y laisser notre peau», raconte Lilith Verstrynge au sujet de ce premier exécutif de coalition.

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«Le PSOE gardait plus les formes institutionnelles, tandis que Podemos, en position de faiblesse, devait recourir à des méthodes qui heurtaient cette formalité », comme les déclarations incendiaires du vice-président Iglesias, qui avait affirmé qu’« en Espagne il n’y a pas de normalité démocratique », en raison des poursuites judiciaires contre les leaders indépendantistes catalans, dont plusieurs ont passé des années en prison ou en exil.

À la difficulté inhérente au gouvernement de coalition s’est ajoutée l’instabilité de l’espace politique à la gauche du PSOE. En 2021, Yolanda Díaz a succédé à Pablo Iglesias à la tête de Podemos et, en 2023, elle a fondé son propre parti, Sumar (Rassembler). Les relations entre ces deux formations sont orageuses et leurs résultats électoraux en baisse. « ­Sánchez a la chance d’avoir sur sa gauche un espace politique en proie à des contradictions constantes», déplore Lilith Verstrynge.

Un pacte avec le diable

Pedro Sánchez a encore une fois fait la preuve de son habileté politique en 2023, lorsqu’il a convoqué par surprise des élections générales en juillet. Avec l’usure du gouvernement de coalition, due aux divisions internes, à la gestion de la pandémie et au conflit catalan, tous les sondages prédisaient une large victoire du Parti populaire d’Alberto Núñez Feijóo, prêt à s’allier avec l’extrême droite de Vox pour reprendre le pouvoir. Finalement, le PP est arrivé en tête, mais le PSOE a réalisé une remontée électorale qui lui a permis de former de nouveau un gouvernement.

« La campagne a profondément modifié les prévisions. Beaucoup de gens ont changé leur vote par crainte de voir l’extrême droite entrer au gouvernement», explique le journaliste Sato Díaz. « L’exemple des gouvernements régionaux PP-Vox a convaincu les femmes, les jeunes et les électeurs des partis nationalistes de voter pour le PSOE», ajoute Pablo Simón. Malgré la victoire du PP, le parti de Sánchez a obtenu un million de voix de plus que lors des élections précédentes.

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Mais la clé du maintien de Sánchez au pouvoir résidait dans l’accord avec Junts, parti indépendantiste catalan dont le leader, Carles Puigdemont, vit en exil pour avoir organisé le référendum du 1er octobre 2017. «L’accord avec Junts a été conclu de manière indigne, avec des représentants de Sánchez se rendant à Genève et appelant Puigdemont ‘président’ », critique un ancien dirigeant socialiste sous couvert d’anonymat.

Le virage de Sánchez sur la question catalane a été spectaculaire : après avoir soutenu la répression judiciaire et policière du mouvement indépendantiste, il a accepté, pour obtenir les votes de Junts, de promouvoir une loi d’amnistie qu’il avait auparavant rejetée. Le 16 novembre 2023, il a été investi président d’un nouveau gouvernement de coalition avec Sumar et Podemos, soutenu par neuf partis, mais avec une majorité encore plus fragile que lors de la précédente législature.

Une législature en crise permanente

Le Parlement issu des élections de 2023 est un « paradoxe », selon les mots de Pablo Simón. «Le PSOE sait que la majorité parlementaire est à droite : la somme du PP, de Vox, de Junts et du Parti nationaliste basque (PNV). Mais, sur la question territoriale, le PSOE est en majorité parce qu’il peut rallier Junts, le PNV, Bildu et Esquerra Republicana de Catalunya [respectivement nationalistes de gauche, basques et catalans, N.D.L.R.]. »

Cette composition parlementaire infernale a déterminé un changement de stratégie de Sánchez par rapport à la législature précédente. «Après les élections, le PSOE diffuse auprès des journalistes l’idée que cette législature ne sera pas marquée par de grandes avancées sociales, mais par la consolidation de celles qui ont été réalisées lors de la législature précédente, et par des avancées sur la question nationale», explique Sato Díaz. C’est-à-dire résoudre le conflit politique catalan après des années d’affrontements.

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La loi d’amnistie a été extrêmement polémique : d’importants dirigeants socialistes l’ont publiquement rejetée et la majorité de leur électorat y était opposée. «Il semblait qu’elle allait irrémédiablement nuire au gouvernement », raconte Lilith Verstrynge. Mais la tempête est passée et la législature a continué. «Il a de l’habileté, de la souplesse, un esprit de survie, cela lui permet de bouger, de savoir danser correctement et de tenir», reconnaît l’ancienne dirigeante socialiste, très critique à l’égard des concessions de Sánchez aux indépendantistes catalans.

L’économie au niveau macro se porte bien, ce qui permet de poursuivre des politiques sociales populaires.

P. Simón

L’investiture n’a été que le début d’une autre course d’obstacles pour Sánchez. «Il a deux partenaires difficiles au Congrès : Junts et Podemos, qui demandent des politiques de gauche dans un Congrès de droite, avec l’intention d’éroder Sumar», explique Simón (les deux partis ont rompu quelques mois après les élections). Le gouvernement a été incapable d’approuver le budget en 2024, faute de soutiens parlementaires, ce qui a intensifié les rumeurs d’une élection anticipée. En outre, les sondages montrent à nouveau que le PP et Vox pourraient former un gouvernement après les prochaines élections, ce qui alimente un sentiment de précarité permanente pour le gouvernement de Sánchez et Yolanda Díaz.

Un gouvernement en sursis ? 

Sánchez compte sur deux facteurs pour continuer à résister au pouvoir : l’économie et le contexte international. «L’économie au niveau macro se porte bien (croissance, chômage…), ce qui permet de poursuivre des politiques sociales populaires », affirme Simón. «La politique internationale est passée au premier plan et c’est un terrain où Sánchez se débrouille bien, argumente Sato Díaz. Il joue à être un dirigeant international très visible en opposition à l’extrême droite et à Donald Trump. » Et la montée en puissance de l’extrême droite mondiale « nuit au PP, qui se retrouve dans une zone floue, sans un discours clair », estime Simón.

Luis G. Martín, qui a rédigé les discours de Sánchez pendant quatre ans, considère que «seuls le poussent un élan politique noble, des convictions, le modèle social-démocrate auquel il aspire ». En revanche, l’ancien dirigeant socialiste cité plus haut, qui a accompagné Sánchez dans sa course vers la présidence, estime que sa tendance à changer radicalement de position pour rester au pouvoir révèle un « manque de sensibilité démocratique». « Ses adversaires le définissent comme opportuniste quand lui assume de changer d’avis », nuance Simón.

Ce sur quoi tout le monde s’accorde, c’est sur l’étonnante capacité du président espagnol à s’adapter aux circonstances politiques, à faire des virages à 180 degrés dans ses prises de position et à retomber sur ses pieds, même lorsque cela semble impossible. Ce n’est pas pour rien que son autobiographie s’intitule Manuel de résistance.

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Publié dans le dossier
Espagne, le voisin modèle ?
Temps de lecture : 9 minutes