« Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? » : avec hauteur de vue

Le sociologue Jérôme Pacouret analyse le processus ayant abouti à ce que le réalisateur seul s’approprie la valeur des films en termes symbolique, social et économique.

Christophe Kantcheff  • 5 mars 2025 abonné·es
« Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? » : avec hauteur de vue
« L’auteur d’un film, c’est le plus fort », disait Jean Renoir, qui dirige ici Jean-Pierre Cassel et Claude Brasseur dans Le Caporal épinglé, à Paris en 1962.
© STAFF / UPI / AFP

Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? Art, pouvoir et division du travail / Jérôme Pacouret / CNRS éditions / 479 p., 27 euros.

« Ce livre peut être lu comme une contre-­histoire de l’auteur de cinéma « , écrit Jérôme Pacouret, marquant ainsi son ambition. Sociologue, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, il publie un essai touffu, Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ?, sur un sujet présent dans l’actualité depuis l’irruption de #MeToo au cinéma. À la suite d’un certain nombre d’affaires de violences sexuelles dénoncées par des comédiennes, la question du pouvoir du réalisateur, de ses limites, et des processus de légitimation de celui-ci est désormais un thème récurrent.

Il est heureux que les sciences sociales s’emparent de ce sujet, devenu sensible, pour offrir une vision des choses plus analytique, la sociologie ayant en particulier cette capacité à « dénaturaliser » des états de fait paraissant évidents mais qui ne le sont pas. Nourri par des années de recherches qui ont commencé sur le copyright et le droit d’auteur (1), par conséquent nullement guidé par l’actualité, le livre de Pacouret se distingue, par son sérieux, de celui de Geneviève Sellier, récemment paru, Le Culte de l’auteur (La Fabrique, 2024), pamphlet opportuniste et de piètre qualité, dont il pourrait apparaître comme l’antithèse.

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Les Droits des auteurs de cinéma. Sociologie historique du copyright et du droit d’auteur, Jérôme Pacouret, IFJD, 2019.

Là où Sellier affirme que « l’attribution d’un film à un seul auteur […] est une absurdité », au motif que de nombreuses personnes travaillent à son élaboration, Pacouret ne remet pas en cause ce statut mais étudie – en France et aux États-Unis, le phénomène ayant été à peu près parallèle – le processus qui a abouti à cette appropriation de la valeur des films (en capital économique, social, symbolique…). « En étudiant l’attribution des films à des auteurs, il s’agit en somme de mieux comprendre comment les films sont fabriqués, valorisés et vus, mais aussi l’histoire de la décision du travail cinématographique, ainsi que les luttes, les hiérarchies et les violences sociales qui la constituent. »

Se faisant, Jérôme Pacouret s’emploie à détruire « une légende », autrement dit le récit communément partagé selon lequel « la politique des auteurs », conceptualisée et mise en œuvre par les critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950 et futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, reprise aux États-Unis par les réalisateurs du Nouvel Hollywood dans la décennie suivante (Coppola, Scorsese…), constitue l’origine de l’auteur au cinéma et, par-là, de la consécration du cinéma comme art.

Oubliettes

Le sociologue estime que cette version jette aux oubliettes les luttes mettant aux prises scénaristes, réalisateurs et producteurs, engagées dès les années 1900, pour s’imposer en tant qu’auteur unique. Il y consacre une partie fort documentée, qui montre les trois corporations avancer leurs pions non sans être dévalorisées par les autres. Ainsi Frank Capra (dont les mémoires constituent une source sans fin pour le sociologue), réduisant le scénario à une suite d’« indications » ; ou les noms d’oiseaux réservés aux producteurs, qualifiés d’« incultes » et d’« épiciers ».

Jérôme Pacouret à parler de ‘contre-histoire de l’auteur‘ à propos de son livre.

C’est ce travail qui autorise Jérôme Pacouret à parler de « contre-histoire de l’auteur » à propos de son livre, même s’il ne s’agit pas d’une totale découverte. Par ailleurs, en déniant à la Nouvelle Vague la dimension de révolution symbolique – même s’il se rattrape en fin de volume en parlant de « ruptures esthétiques » –, il fait comme si les techniciens-artisans et les scénaristes n’avaient pas pris un pouvoir considérable à la faveur du parlant et plus encore après la guerre, et évacue l’apport important d’un de ses pairs, le sociologue Philippe Mary, auteur de La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur (Le Seuil, 2006), qu’il cite mais pour mieux passer outre.

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Jérôme Pacouret analyse ensuite les critères décisifs qui ont imposé le réalisateur (les réalisatrices étaient rares jusque dans les années 1960). « L’auteur d’un film, c’est le plus fort », disait Jean Renoir. En effet, le fait d’imposer son autorité sur ses collaborateurs et les interprètes a beaucoup joué. Mais aussi l’attribution du final cut (le contrôle de la version finale) ou les phénomènes de reconnaissance via les grands festivals, la critique ou les succès publics. Sur chacun de ces points, Pacouret distingue entre le cinéma grand public (ou des studios), le cinéma expérimental et le cinéma d’auteur (ou indépendant). Son propos est nuancé, même s’il n’est pas toujours dénué d’erreurs ou d’omissions.

Par exemple, s’il relativise l’autorité des réalisateurs du cinéma d’auteur, qui jouiraient, a-t-on souvent dit, d’une « toute-puissance », il oublie à quel point ils subissent, surtout quand ils n’ont pas une grande notoriété, la pression des financeurs (notamment des chaînes de télévision) sur le casting (injonction à prendre des têtes d’affiche, voire des stars, qui elles-mêmes peuvent imposer leurs désiderata) et sur les étapes du scénario et du montage.

Un chef machiniste sur un film à gros budget sera toujours mieux payé que le réalisateur d’un premier long métrage fauché.

Une fois établis les divers facteurs qui ont consacré l’existence d’un auteur unique, Jérôme Pacouret examine le coût de cette ­évolution, autrement dit sa face sombre. Elle est, selon lui, conséquente. L’invisibilisation du travail des collaborateurs s’accompagne du creusement des inégalités économiques par rapport aux professions intermédiaires et subalternes. Même si ces données sont toujours relatives : un chef machiniste sur un film à gros budget sera toujours mieux payé que le réalisateur d’un premier long métrage fauché.

Démasculinisation

La démasculinisation du statut d’auteur – après de longues décennies d’écrasante domination masculine – ne se traduit pas encore par une égalité de traitement des femmes à tous points de vue. Idem en ce qui concerne les rapports de race ou de nationalités appartenant à des régions du monde « périphériques » (à noter les très belles pages sur le Brésilien anticolonialiste Glauber Rocha).

La lente démasculinisation du statut d’auteur s’accommode bien de l’invisibilisation et de l’exploitation des non-auteurs.

J. Pacouret

Jérôme Pacouret ne cache pas sa préoccupation : les luttes féministes ou antiracistes à l’intérieur du champ du cinéma ne visent pas l’affaiblissement du statut d’auteur. Bien au contraire. Il écrit : « La lente démasculinisation du statut d’auteur s’accommode bien de l’invisibilisation et de l’exploitation des non-auteurs, et s’accompagne même de leur justification par des réalisatrices. La concentration des pouvoirs au profit des réalisateurs et des réalisatrices demeure la source et la justification de violences professionnelles et sexuelles. Et la croyance que la valeur des films se fonde sur le travail, le talent et la liberté de leurs seuls auteurs continue régulièrement à faire obstacle aux luttes féministes et antiracistes. »

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Ces affirmations s’appuient sur l’attention particulière qu’il porte aux groupes ayant mis en cause la division du travail et donc le pouvoir de l’auteur. Qu’ils aient été à l’initiative de grands noms – Godard avec Dziga Vertov en 1968 – ou pas, comme la revue féministe américaine Women & Film, fondée en 1972, leur durée de vie a été éphémère, car leur viabilité s’est avérée problématique (comment faire un film de façon « hyperdémocratique » ?), et leur impact marginal.

Livre de combat

Tout rigoureux qu’il soit, Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? est aussi un livre de combat. Dont les cibles ne semblent pas toujours opportunes. Ainsi, quand Pacouret écrit : « […] cette opposition entre Hollywood et les auteurs de différents pays – souvent idéalisée en France comme un combat pour la défense de l’existence même des auteurs, voire du cinéma et des cultures nationales », on se demande s’il maintiendrait le terme « idéalisée » si on remplaçait « Hollywood » par « IA », qui représente un risque plus réel et plus inquiétant aujourd’hui.

Il est clair que les bénéfices dus au statut d’auteur de cinéma selon Jérôme Pacouret – « susciter des plaisirs, des savoirs et la valeur sociale des spectateurs » – ne pèsent pas lourd face aux inégalités et aux violences qu’il a identifiées. Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ? est un livre engagé, qui n’est pas sans quelques passages en force, mais dans lequel on sent aussi une véritable honnêteté. Passionnant, il ouvre de nombreux questionnements et interpelle aussi le critique dans sa façon de voir les films. Voilà qui n’est pas rien.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes