Gaîté lyrique : l’expulsion de la honte

Expulsion à 6 heures du matin, nasses, violences policières… Après trois mois de lutte pour réclamer notamment un droit au logement, les mineurs isolés du collectif des jeunes du parc de Belleville qui occupaient le lieu culturel ont été expulsés très violemment par la police malgré les soutiens.

Pauline Migevant  et  Maxime Sirvins  • 18 mars 2025 abonné·es
Gaîté lyrique : l’expulsion de la honte
Présents toute la nuit, les soutiens des 450 mineurs isolés qui occupaient depuis décembre ce lieu culturel n'ont pas pu empêcher leur expulsion.
© Maxime Sirvins

« L’heure est grave. Appelez vos amis, peut-être qu’ils sont en train de dormir. Réveillez-les. On a besoin de soutien. » Un jeune délégué du collectif des jeunes du parc de Belleville, mégaphone à la main, interpelle la centaine de personnes rassemblées autour de lui, peu avant minuit. Il ne reste qu’une centaine de soutiens dans la rue Papin. Ils tentent de se réchauffer sur le parvis de la Gaîté lyrique pour tenir les quelques heures qui les séparent de l’expulsion des 450 jeunes mineurs isolés vivant dans la salle de spectacle, occupée depuis le 10 décembre.

La plupart sont en attente de recours pour être reconnus mineurs. Un arrêté d’expulsion a été publié par la préfecture, lundi 17 mars en fin de matinée. Ils veulent se donner du courage lors des prises de parole : certains affirment qu’ils n’ont « pas encore perdu », d’autres que ce n’est qu’une « question de rapport de force ».  D’autres préviennent : « Il faut rester solidaires sinon on va être envahis par les fascistes. »

L’État nous traite comme si on n’était pas humains.

Depuis le début de l’occupation, les jeunes ont été régulièrement visés par des médias d’extrême droite venus les voir directement, comme Frontières ou CNews. « Il peut y avoir une issue grâce à la mobilisation. » Ils appellent les soutiens à venir dès quatre heures du matin, avant que la police ne boucle le quartier. Le collectif partage sur son compte Instagram l’appel à mobilisation.

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À l’intérieur, des jeunes se reposent. Certains portent un masque. Avec la fatigue et les conditions sanitaires à l’intérieur de la Gaîté, beaucoup ont fini par tomber malades. Pas loin des marches du lieu culturel, trois jeunes hommes ont le regard fatigué. « C’est difficile, on est en recours devant le juge pour être reconnus mineurs. Ici, on n’a pas de famille et la police veut nous sortir. Comment vivre dehors ? » se demande un jeune, arrivé dans les locaux il y a un mois. « La France nous a colonisés et quand on vient ici voilà comment ils nous traitent. L’État nous traite comme si on n’était pas humains », complète son camarade, en colère, sac à dos avec toutes ses affaires sur les épaules.

(Photo : Maxime Sirvins.)

Dembele* est venu en soutien et observe de loin ceux qui ont l’énergie de danser, de chanter. Parmi les chants, repris a capella, « Coup de poing » d’Alpha Blondy ou « Ils ont partagé le monde » de Tiken Jah Fakoly. Régulièrement, ils reprennent des slogans, disant que « l’heure est grave », qu’ils ne sont pas fatigués et qu’ils resteront, affirmant que leur vie est ici : « On vit à Paris, on reste ici, on dort à Paris, on discute à Paris, on reste ici. » « Je me compte parmi eux », dit Dembele en parlant des jeunes auxquels il s’identifie, ne sachant pas précisément combien de temps il pourra rester dans l’appartement prêté par une association, dans lequel il vit non loin d’ici.

*

Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

(Photo : Maxime Sirvins.)

Au cours de la nuit, une partie de football s’improvise. Quand les lumières bleues des gyrophares commencent à se faire voir et que les camions de CRS, de la gendarmerie et de la compagnie d’intervention s’installent dans le quartier, les soutiens rassemblés se séparent et se placent des deux côtés de la rue Papin, afin de former un cordon pour « faire une présence entre les flics et les jeunes ». Certains jeunes restent devant l’entrée de la Gaîté lyrique, d’autres se sont déjà éloignés.

Violences de la police

Les mots d’ordre sont donnés par les soutiens historiques des jeunes. « Pas d’altercation avec la police, les jeunes risquent des OQTF. S’il y a un usage de la force, on vous demande de reculer et on avisera alors avec les délégués. » Un représentant de la préfecture et de la police échange avec les délégués des jeunes et les CRS pour que tout se passe « au mieux ».

Le directeur de la police et le représentant de la préfecture nous ont raconté n’importe quoi.

La préfecture fait savoir que l’opération doit commencer à 6 heures. A 5 h 42, le commissaire divisionnaire qui a enfilé une écharpe tricolore par-dessus son uniforme de police enchaîne les sommations : « Vous participez à un attroupement. Obéissance à la loi. Vous devez vous disperser et quitter les lieux. » Les manifestants continuent de scander en se tenant les bras, « première deuxième, troisième génération, on s’en fout, on est chez nous ». La deuxième et dernière sommation s’enchaînent à la première. Il n’en faudra pas plus pour que gendarmes mobiles et CRS passent à travers le cordon, isolant les jeunes des groupes de soutien.

Photo : Maxime Sirvins

Face à la violence de la police dans une opération censée être calme, l’un des soutiens des jeunes de la Gaîté crie au mégaphone « le directeur de la police et le représentant de la préfecture nous ont raconté n’importe quoi ». « Les chiens ! », entend-on dans l’une des nasses. Alors que les militants tentent de repousser les CRS, un gradé lance froidement : « Si ça pousse, utilisez les bâtons [matraques]. » « Ils sont en train de les taper ! », alertent des manifestants, voyant à quelques dizaines de mètres les CRS qui tentent d’accéder à l’entrée de la Gaîté lyrique en matraquant les jeunes. On entend des cris. Certains cherchent à fuir par le square en face de l’établissement culturel.

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« Filmez et identifiez la mairie sur les réseaux on savait que ça allait se passer comme ça, ils ont quand même demandé l’expulsion », dit un des soutiens des jeunes à l’autre bout de la place. « Pétain, Pétain, t’as oublié tes chiens », finissent par scander les soutiens en direction de la police, au milieu de slogans de solidarité qu’ils répètent depuis des heures : « Égaux, égales, personne n’est illégal », « la honte, la honte à ce pouvoir qui fait la guerre aux mineurs isolés ».

Les charges font des blessés

L’un des soutiens historiques des jeunes interpelle l’un des représentants des forces de l’ordre sur les méthodes employées. « On veut pouvoir bosser avec les migrants sans qu’il y ait des gens agitateurs », justifie un représentant de la préfecture. « Une solution proposée à tous les migrants, c’est de monter dans les cars », annonce-t-il à plusieurs délégués du groupe.

L’offre – trois semaines d’hébergement à Rouen avant d’être remis à la rue – est proposée par des agents de la préfecture en chasubles rouges et largement refusée. Selon la préfecture de police, « seules 6 personnes ont accepté cette prise en charge ». Changer de région signifierait abandonner les démarches juridiques en cours et repartir à zéro. La nasse dure toute la matinée.

Les observateurs de la LDH, eux, ne peuvent pas accéder à la manifestation, la police les ballotant d’un accès à l’autre.

Pour éloigner les deux groupes de soutien de l’entrée du parvis, la gendarmerie et les CRS chargent. Une grenade lacrymogène est utilisée ainsi que des coups de gazeuses. Un homme, la bonne soixantaine, a la partie droite du visage ensanglanté. On entend le son d’une fanfare qui vient de l’autre côté de la petite rue. Elle joue « L’Estaque », une chanson catalane qui parle de combat pour la liberté. Devant les cordons de CRS, un jeune, mégaphone à la main, continue de scander « qu’est-ce qu’on veut maintenant ? » « Logement et école », répondent les manifestants.

Un journaliste du média d’extrême droite, Frontières, et son garde du corps, sont reconnus. Réponse immédiate : « Pas de quartiers pour les fachos, pas de fachos dans les quartiers. » Ils reculent quand les manifestants s’avancent vers eux et repassent derrière les CRS pour continuer leur tournage, face caméra. Les observateurs de la LDH, eux, ne peuvent pas accéder à la manifestation, la police les ballotant d’un accès à l’autre, et empêchant leur accès au parvis. L’un des policiers qui utilise sa matraque ne porte par son RIO (1), pourtant obligatoire.

1

Le numéro d’identification.

(Photo : Maxime Sirvins.)

De nouveau à la rue

6 h 55. Le jour se lève, les forces de l’ordre continuent de nasser les manifestants en les bloquant, debout, par centaines. Certains peuvent sortir au compte-goutte pour aller au travail. Mais en milieu de matinée, vers 9 heures, les charges reprennent. Les gendarmes mobiles coupent en deux l’une des nasses. Sur une centaine de mètres, le long du Conservatoire national des arts et métiers, ils matraquent, poussent, ce qui ne manque pas de faire tomber des personnes à terre. Un adolescent est inconscient, il doit être évacué par les pompiers. Une autre aurait une fracture.

(Photo : Maxime Sirvins.)

Contre une grille du square situé à quelques mètres de la Gaîté lyrique, la compagnie d’intervention 12CI entoure une vingtaine de manifestants. « Mineurs ou pas, ils ont embarqué tous les Noirs, dont un mec d’une association, en les arrachant pour les emporter, sûrement pour un contrôle d’identité », raconte un manifestant. Autour, des gens crient, pleurent. Le long d’un mur, un jeune tremble. Il fait un malaise et est pris en charge par les pompiers. Au cours de la manifestation, 46 personnes ont été interpellées, d’après le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez. Une personne pour « outrage et rébellion ». Les autres pour « vérifications administratives ».

(Photo : Maxime Sirvins.)

« Quand on a un collectif qui demande juste d’avoir des logements pour 450 personnes dans une capitale européenne et que la seule réponse qu’on a à apporter c’est la police, l’expulsion et le matraquage dans un lieu culturel, théâtre de violences policières extrêmes, je suis scandalisée. Je préfère mille fois qu’on m’enlève tous mes spectacles plutôt qu’on tabasse un jeune face à moi pour que je puisse créer » s’indigne Marie Coquille-Chambel, doctorante et militante féministe, qui soutient la mobilisation publiquement.

« Crade », c’est le mot qu’elle a en tête pour qualifier la gestion de la manifestation. « La direction de la Gaîté lyrique est de gauche, la mairie de Paris aussi. Comment aujourd’hui peut-on croire en la gauche quand on voit des flics matraquer des mineurs sans papiers avec une violence que j’ai rarement vue dans ma vie ? »

(Photo : Maxime Sirvins.)

Devant la Gaîté lyrique, vers 10 h 30, trois élus municipaux et cinq députés ramassent les sacs dispersés sur le sol, les amenant aux militants qui les rendront aux jeunes. Un député et un agent de la mairie détachent la banderole contre l’intimidation policière.

Danielle Simonnet, députée l’Après, témoigne : « Après avoir été nassés pendant deux heures, il y avait tellement de violence de la part des CRS qu’il y a eu un mouvement de foule. On a dû courir sur le Boulevard Sébastopol où la circulation n’était pas arrêtée. Il y avait trois corps allongés par terre, à cause de la panique ou de la lacrymo. Dans la rue parallèle, la police bloquait l’accès au métro. »

Dans la rue Saint-Denis, proche de la Gaîté Lyrique, les gens vont d’un pas pressé au boulot. Il fait complètement jour. Parmi les passants, une bande d’ados, sous le choc, tout juste sortis de la mobilisation à laquelle la police a répondu par la violence après trois mois de lutte. Ils tiennent certaines de leurs affaires dans des sacs en plastique.  Et répètent ce qu’ils ont déjà dit : « On ne sait pas où on va dormir ce soir. » Des gens pressés passent à côté d’eux sans y prêter attention. Sur des terrasses au soleil, certains prennent le temps pour un café. Comme un air de printemps et d’ignorance.

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