Anduril, la start-up de la guerre qui recrute sur internet

Cette jeune pousse américaine, fondée par Palmer Luckey, un prodige pro-Trump de la technologie, mise sur l’esthétique pop et les réseaux sociaux pour promouvoir ses armes autonomes et recruter massivement.

Thomas Lefèvre  et  Maxime Sirvins  • 28 mars 2025 abonné·es
Anduril, la start-up de la guerre qui recrute sur internet
Palmer Luckey, PDG d'Anduril, avec un dessin d'une flotte de missiles autonomes Barracuda-M.
© Montage : Thomas Lefèvre

Musique synthwave, images rétros et montage dynamique, ce n’est pas un teaser de la prochaine série Netflix, mais bien la vidéo de promotion d’une arme autonome. Ce film court, posté par Anduril Industries sur YouTube en septembre 2024, cumule plus de 800 000 vues. Elle présente la nouvelle gamme de missiles ‘intelligents’ produite par la start-up américaine. Intitulée Barracuda-M, chaque appareil de ce modèle embarque un logiciel utilisant de l’intelligence artificielle.

On peut lire en commentaire de la vidéo de présentation du Barracuda-M : « C’est irréel. J’en achète 10 » ou encore « donc on va finir par avoir le Barracuda 16 Pro et Pro Max dans quelques années ». Le succès de ces campagnes de communication auprès du grand public est indéniable. Pourtant, ces produits ne sont pas destinés à des particuliers. Anduril investit pour développer son image de marque, à l’inverse des géants de l’armement qui restent bien plus discrets habituellement.

Capture d’écran de la vidéo de présentation « Introducing : Barracuda-M Family of Cruise Missiles » sur la chaîne YouTube d’Anduril Industries.

La société a une stratégie de communication bien rodée, qui dénote de celle des mastodontes de la défense. Là où ces derniers appliquent des méthodes institutionnelles, Anduril produit des spots publicitaires adaptés aux réseaux sociaux et certaines vidéos font des millions de vues. Par ailleurs, la société est suivie par plus de 100 000 personnes sur YouTube. Chaque produit développé est accompagné de sa campagne d’abonnement promotionnelle, comme le ferait une entreprise de technologie pour la sortie de son dernier smartphone. Le style visuel en reprend d’ailleurs certains codes, avec une esthétique léchée et minimaliste.

Un (autre) patron trumpiste de la Silicon Valley

Le PDG d’Anduril n’est autre que Palmer Luckey, un milliardaire libertarien et un soutien inconditionnel de Donald Trump. Il a fait fortune en développant un casque de réalité virtuelle, l’Oculus Rift, et en créant une jeune pousse pour le commercialiser, Oculus VR. En 2014, il la revend à Facebook pour 2 milliards de dollars. Trois ans plus tard, Palmer Luckey fonde Anduril Industries avec d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley.

Les sociétés ont toujours eu besoin d’une classe de guerriers enthousiastes.

P. Luckey

Non sans rappeler un certain Elon Musk, le milliardaire de 32 ans incarne son entreprise en faisant le tour des médias et en apparaissant dans leurs nombreux spots publicitaires. Toujours vêtu d’une chemise hawaïenne bariolée, et arborant un bouc et un mulet, Palmer Luckey fait partie intégrante du marketing de la société. D’ailleurs, son personnage est tellement indissociable d’Anduril qu’on peut acheter les fameuses chemises sur le site de merchandising de l’entreprise. Sur cette boutique en ligne, on peut également acheter des petits bouts de missiles autonomes soigneusement emballés, issus des bancs d’essais, pour la modique somme de 120 $ chacun.

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Ce geek devenu marchand d’armes a déclaré dans un entretien vidéo à l’Université californienne de Pepperdine : « Les sociétés ont toujours eu besoin d’une classe de guerriers enthousiastes et excités à l’idée de faire usage de la violence contre autrui dans la poursuite de buts nobles. » Il souhaite disrupter – modifier profondément – le secteur de la défense en utilisant massivement les nouvelles technologies lui permettant de produire rapidement et en très grandes quantités.

Usine géante

Cette approche semble porter ses fruits, puisque la start-up a décroché plusieurs gros contrats avec des agences américaines, majoritairement. Anduril vend des drones, des sous-marins, des missiles et des logiciels. Tous leurs appareils sont truffés de technologies et sont, au moins en partie, autonomes. Anduril est aujourd’hui valorisée à plus de 25 milliards de dollars. Début mars, la jeune entreprise a remporté un nouveau contrat antidrones avec l’armée américaine de plus de 600 millions de dollars.

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Pour faire face à la demande croissante de ses produits et à ses envies de croissance exponentielle, Anduril voit grand. En janvier 2025, le fabricant d’armes annonce la construction future d’une nouvelle usine de plus de 460 000 m² pour produire à grande échelle des drones autonomes et des missiles intelligents. Baptisée Arsenal-I, cette usine sera modulaire, numérisée et conçue pour réagir rapidement aux besoins des armées, en adaptant les chaînes de fabrication selon les types d’armements demandés. Elle ambitionne de livrer rapidement des systèmes complexes comme des drones autonomes. Pour soutenir ce projet, Anduril prévoit d’embaucher 4 000 personnes.

« Ne travaillez pas chez Anduril »

Pour l’entreprise, il est alors crucial de recruter massivement. Afin de remplir ses objectifs, elle souhaite montrer à quel point il est bon d’y travailler. Sur son site internet, on peut ainsi lire : « Un terrain de jeu pour ingénieurs où nous créons ce qui nous semble juste et nécessaire. Une équipe dévouée, soudée autour d’une volonté commune : avoir un impact positif en créant un monde plus sûr. C’est ça, la vie chez Anduril. » Cette dernière n’hésite pas à mettre en avant tous les avantages proposés aux employés : couverture santé, quatre mois de congés parentaux, prise en compte de la santé mentale, nourriture illimitée ou encore la possibilité d’amener son chien au bureau.

Je suis incroyablement fier de travailler dans une entreprise qui arbore le drapeau américain.

Justement, la vidéo la plus regardée de la chaîne YouTube d’Anduril Industries affiche un titre étonnant : « Don’t work at Anduril », ou en français « Ne travaillez pas chez Anduril ». Cette dernière cumule actuellement 3,6 millions de vues en un mois. C’est une redoutable campagne de recrutement, où l’on suit la journée type d’un employé, condensée dans un montage dynamique d’un peu plus de deux minutes.

America first

La startup n’y cache pas son patriotisme. Le narrateur-employé fait mine de s’étonner : « Tout le monde parle de sa ‘mission’. C’est comme s’ils étaient littéralement obsédés par l’Amérique. » Le tout, sur fond de drapeau étasunien. Palmer Luckey ne s’en cache pas : son but est de réarmer les États-Unis face à la Chine notamment, pour préparer de futurs conflits. « Je suis incroyablement fier de travailler dans une entreprise qui arbore le drapeau américain au-dessus de l’usine où nous créons des produits et les déployons pour aider à sauver des vies » explique le responsable de la sécurité de l’information, cité sur la page de recrutement.

Affichés sur les métros de Boston, les visuels de la campagne de recrutement arborent un « Work at Anduril » (« Travaillez chez Anduril ») barré par un « Don’t » (« Ne le faites pas »), en graffiti, brouillant volontairement les codes de la publicité. L’objectif ? Faire passer l’idée que l’entreprise, engagée dans des contrats militaires massifs, n’est pas faite pour tout le monde, mais seulement pour les gens prêts « à transformer les capacités militaires américaines ».

« Si vous êtes fiers de soutenir les combattants américains, si vous appréciez le travail au bureau ou sur le terrain, alors nous voulons vous entendre », lance la responsable de l’équipe chargée de l’acquisition des talents sur le réseau LinkedIn. Anduril compte actuellement 770 postes ouverts sur son site Web. À titre de comparaison, Thales affiche actuellement 168 opportunités.

D’autres start-up technomilitaires se placent sur le même marché qu’Anduril. Palantir, valorisée plus de 230 milliards de dollars, propose des logiciels de traitement massif de données pour les armées et les services secrets. Maxar, spécialisée dans l’imagerie satellitaire, travaille pour le gouvernement américain et des gouvernements européens. Shield AI, valorisée 5 milliards, développe des logiciels d’autonomie pour drones sans GPS ni communications.

Saronic, enfin, investit dans des navires autonomes de guerre, misant sur un avenir où les flottes militaires seront elles aussi sans humain à bord. Ces entreprises forment, avec Anduril, un nouvel arsenal de la Silicon Valley, attirant l’attention du Pentagone et de la Maison-Blanche, en pleine réorganisation budgétaire.

« Rebuild the Arsenal »

Quand on parle d’Anduril, il faut regarder l’origine de son nom. Il vient de l’épée fictive portée par le personnage d’Aragorn dans Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien. Elle symbolise la renaissance d’une légende. C’est une lame qui rallume l’espoir dans un monde au bord du gouffre. Cette notion guerrière de l’arme qui viendrait faire gagner le camp du bien face au mal est omniprésente dans la culture de l’entreprise.

Dans sa volonté de « rebâtir l’arsenal » comme elle le dit, Anduril propose deux autres sites internet en plus de son principal. Le premier, « Rebooting the Arsenal of Democray » (« Redémarrer l’arsenal de la démocratie »), ne passe pas par quatre chemins pour pointer ce camp du mal. « Xi Jinping [le président chinois, N.D.L.R.] pense pouvoir surpasser les Américains en matière d’innovation dans le domaine de la défense. A-t-il raison ? » S’en suit un document léché qui explique comment l’avance technologique militaire des États-Unis a pu « empêcher une Troisième Guerre mondiale ».

Nous avons besoin de beaucoup plus d’armes.

Site d’Anduril

Sur l’autre site, « Rebuild the arsenal » (« Rebâtir l’arsenal ») l’entreprise explique que le pays « n’a pas réussi à suivre le rythme et à s’adapter à l’époque ». Pour Anduril, il faut de fait relancer l’innovation et la production massive d’armes. Ça tombe bien, « c‘est exactement ce que fait Anduril ». Selon l’entreprise, pour éviter la guerre, « nous avons besoin de beaucoup plus d’armes ».

Depuis le début du XXIe siècle, les États-Unis ont participé à dix guerres et interventions militaires, dont les conflits en Afghanistan et en Irak. Aujourd’hui, avec Donald Trump, certains se demandent si ce nombre ne va pas grandir. Le président des États-Unis répète ainsi régulièrement, depuis son retour au pouvoir, que le Groenland est « une île dont nous avons besoin, il va nous falloir la prendre ».

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