La paix, un art bien difficile
Géopolitologue engagé, professeur émérite à Sciences-Po Paris, Bertrand Badie s’interroge sur l’évolution de l’idée de paix, à l’heure où la guerre se rapproche désormais des contrées occidentales. Bouleversant nos imaginaires.
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© Maxime Sirvins
L’Art de la paix. Neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir, Bertrand Badie, Flammarion, 256 pages, 21 euros.
Nous avions oublié. Pour nous autres, Occidentaux nantis, baignant dans l’opulence, la paix était depuis 1945 un état quasi naturel, incontestable. Tueries, bombardements, fusillades, massacres de masse, famines, tout cela évoquait un passé lointain. Ou des récits de conflits lointains. Pourtant, le monde global a changé et la guerre semble se rapprocher. Comment la contenir ? Comment faire la paix ? Serait-ce un art ? Sans doute, mais en sachant d’abord ce que peut signifier la paix. De quoi parle-t-on ?
Pour les Occidentaux, l’idée de paix est ‘culturellement‘ devenue ‘un compromis plus qu’un idéal ou un absolu‘.
Toujours prompt à faire un pas de côté pour élargir son champ de vision, le géopolitologue Bertrand Badie s’est d’abord intéressé à l’idée de paix selon les civilisations. L’Occident en développa une conception par son contraire, la paix étant appréhendée « simplement » comme la « non-guerre ». En soulignant que l’origine étymologique de la pax, qui dérive du mot latin pactum, ne désigne non un état mais « une action », celle de « passer une convention entre deux partenaires frappés d’un commun différend ».
En Europe, souligne le chercheur, la paix a d’abord une « mémoire transactionnelle, négligeant dès l’origine la description de cet ordre pacifique premier, cet Eden vers lequel il conviendrait de tendre ». Et de rappeler ainsi que, pour les Occidentaux, l’idée de paix est « culturellement » devenue « un compromis plus qu’un idéal ou un absolu ».
Au contraire, l’appréhension de l’idée de paix en Orient, entre monde arabo-musulman et espaces orientaux, diffère fondamentalement de la conception occidentale. La tradition arabe tend, elle, à faire de la paix un « bien absolu », se rapprochant du « paradis divin ». Et cette « dialectique » connaît une « inversion » encore plus affirmée par rapport à la pax (latine) : la paix est là, d’abord, non-violente – « avant de chercher à réduire la violence ». Vertu de tranquillité, synonyme de calme et de silence, la paix est ainsi souhaitée à son prochain. Une paix « intérieure » que traduisent les mots « Shaanti » (dans la tradition bouddhiste), « Salàm » (tradition arabo-musulmane), ou « Shalom » (en hébreu)…
« Un corridor étroit de l’espoir »
Or, ces diverses conceptions de la paix, rappelle Bertrand Badie, « créent inévitablement des équivoques », notamment dans l’action diplomatique des pouvoirs, avec une tension constante entre la paix et le politique. Car la paix est toujours otage du politique et évolue selon les contextes, la mondialisation en modifiant aujourd’hui les caractéristiques et les conditions. Le politiste ose donc proposer un « parcours » en neuf étapes de cette « paix nouvelle » – ou neuf « vertus » de ce qu’est aujourd’hui, selon lui, « l’art de la paix » – afin d’en appréhender ses traits futurs et les chemins qui y mènent.
Bertrand Badie veut croire en la raison humaine, où les « vertus » de la paix restent à apprendre et à imposer.
Sans les énumérer toutes, il s’agit d’abord de mobiliser celles d’humanité et d’inclusion, et, condition première, substituer à la compétition celle de solidarité. Les hommes doivent apprendre à penser la paix dans un monde global « aménagé » comme « principe premier », et la condition d’une paix durable ne peut être remplie qu’en pensant le monde non plus comme une compétition infinie entre intérêts nationaux, mais en privilégiant d’abord les intérêts globaux.
Écrit avant la réélection de Donald Trump et les ultimes bouleversements de notre monde, cet Art de la paix pourra parfois paraître naïf, sinon éloigné des réalités d’un monde où la guerre semble se rapprocher toujours plus de nos latitudes et surtout de nos esprits. Mais Bertrand Badie veut croire en la raison humaine, où les « vertus » de la paix restent à apprendre et à imposer. La lecture de son livre nous ouvre justement des pistes de réflexion pour tenter de sortir de l’engrenage qui ne voudrait voir, comme ce fut le cas si longtemps, en Europe notamment, la paix que comme un intervalle entre deux guerres.
Cet essai appelle justement à tenter le pari inverse, où la conscience globale doit l’emporter sur les relations belliqueuses entre nations. Et veut croire que les ONG, les lanceurs d’alerte, les institutions multilatérales peuvent imposer « un corridor étroit de l’espoir », celui de l’avènement d’une paix globale. Puisse-t-il être entendu ! Si les tout récents événements et l’état des relations internationales semblent prendre une autre direction, synonyme de désastres, de morts et de destructions, l’art de la paix demeure à construire, au-delà de l’utopie qu’il semble représenter. Il nous faut travailler en ce sens, même si les obstacles paraissent insurmontables.
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