Critiquer les États-Unis : une hypocrisie bien française

La philosophe Nadia Yala Kusikidi pointe la facilité avec laquelle la critique de la dérive illibérale américaine permet, en France, de ne pas voir la dégradation de nos institutions.

Nadia Yala Kisukidi  • 25 mars 2025
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Critiquer les États-Unis : une hypocrisie bien française
© The Now Time / Unsplash

Faire des États-Unis un repoussoir est une activité particulièrement prisée en France. Le racisme systémique, le nationalisme chrétien, la suprématie blanche, la haine de la culture, le capitalisme hardcore et le vin qui arrache, c’est là-bas. Pas chez nous. En France, l’État de droit est en grande forme. Les espaces critiques, qui renforcent la bonne santé des démocraties libérales (médias, justice, université, multipartisme) ne flanchent pas.

Alors on peut cultiver les aveuglements et passer son chemin. Comme dans le conte traditionnel pour enfant, où le loup ne parvient pas à avaler le troisième petit cochon plus malin que les autres. Sauf que l’opposition politique (appelons-la « les gauches ») est un paillasson sur lequel on s’essuie les pieds comme on le fait sur les contestations outre-Atlantique. Les médias (réseaux sociaux, presse, télévision) sont le terrain de jeux de richissimes conservateurs, amoureux éperdus de l’Afrique blanche ou néocolonisée. Être mis en examen, corrompu ou condamné, est la vertu des grands hommes (représentants de l’État ou entrepreneurs), de ceux donc qui possèdent l’art viril de gouverner.

Ce qui se passe aux États-Unis glace le sang, alors que la situation de la France n’intéresse pas grand monde.

Il reste cette chose, l’université. Aux États-Unis, elles furent riches, cannibales, miraculeuses. En France, elles rament et on les enfonce depuis plus d’une décennie. Les abattre en douce, c’est très facile. On peut se vanter d’accueillir des chercheurs d’excellence venus d’Amérique du Nord dont les travaux sont mis en danger, promettre la reconnaissance et le vent de la liberté. Mais cet élan cache mal les coupes budgétaires à la tronçonneuse et l’opacité qui plane sur les menaces de fermeture de départements universitaires entiers. Les justifications sont tout aussi conjoncturelles (effort de guerre), économiques (austérité), technologiques (I.A.), qu’idéologiques (anti-wokisme).

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La différence, c’est que ce qui se passe aux États-Unis glace le sang, alors que la situation de la France n’intéresse pas grand monde. Pourtant il y aurait de quoi pousser les cris habituels de la contestation : science contre tyrannie ! Haine de la critique : fascisation des esprits ! Mais rien. Pas de scandale. Tout ce bruit appartient certainement à un monde ancien qui, de toute façon, était déjà pourri. Alors pourquoi s’en émouvoir ? Soyons clairs : que le monde demeure indéniablement pourri n’exige ni qu’on l’accepte ni qu’on s’y adapte.

En France, les derniers suffrages n’ont pas porté ces idées au pouvoir ; et pourtant elles s’y retrouvent.

Les têtes butées objectent encore, jusqu’à l’étourdissement : la France, ce n’est pas les États-Unis ! Pourtant, les mêmes discours sont là, validés aussi par le pouvoir. Haine des fonctionnaires, des faibles, des immigrés – tous ! Légaux, illégaux. Soupçons de racisme à l’encontre des solidarités envers les hommes, les femmes et les enfants de Palestine. Passion pour tout ce qui est binaire : un homme, une femme ; la nature, la culture. Et les contorsions : l’antiracisme est un racisme ; promouvoir l’égalité, c’est discriminer ; assimiler, c’est universaliser. La grosse différence, néanmoins, c’est qu’aux États-Unis, une majorité a choisi son camp dans les urnes.

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En France, les derniers suffrages n’ont pas porté ces idées au pouvoir ; et pourtant elles s’y retrouvent. Cette différence laisse ouvert un espace de liberté, de vie et d’action, aussi fragile soit-il. On n’a pas besoin d’espoir ; il faut juste se rappeler que les bonnes surprises n’arrivent qu’au terme de l’entêtement au combat. La juriste et féministe noire, militante des droits civiques, Florynce Kennedy, possédait un sens idéal de la formule par temps sombres. « La lose véritable [loserism], c’est quand les opprimés restent assis à réfléchir aux raisons pour lesquelles ils ne peuvent pas faire quelque chose. Eh bien, agissez ! Trouver des raisons pour lesquelles on ne peut rien faire, c’est le boulot de l’Establishment. »

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