« Lundi, ils nous aimeront » : la liberté avant tout
Dans le roman de Najat El Hachmi écrit sous forme de lettre, une jeune femme retrace son parcours tumultueux d’émancipation familial.
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© Raimond Klavins / Unsplash
Lundi, ils nous aimeront / Najat El Hachmi / traduit du catalan par Dominique Blanc / Verdier / 256 pages, 23 euros.
C’est une longue lettre. Elle est écrite comme une nécessité, une urgence de se souvenir et de témoigner. De quoi ? De la vie en tant que jeune femme marocaine en banlieue de Barcelone à la fin des années 1990, étouffée sous le poids des étiquettes. Elle s’adresse à qui ? À sa meilleure amie de toujours, jamais expressément nommée. Ensemble, elles ont espéré, se sont souvent trompées et ont été le témoin fidèle de la vie de l’une et de l’autre.
Rédigé à la première personne du singulier, ce roman prend l’allure d’une biographie épistolaire couvrant à la fois la vie de la narratrice et de son amie, à qui elle s’adresse directement tout au long de la lettre. Au cours du récit, la narratrice ne cesse de l’observer et de se comparer à elle. En grandissant, leur amitié mûrit et le texte rend hommage à cette forme d’amour bien plus importante pour la protagoniste que n’importe quelle autre relation, qu’elle soit amoureuse ou même familiale.
Traduit du catalan et récompensé du prix Nadal en 2021, ce récit se distingue aussi bien par l’écriture rythmée et scrupuleuse que par la peinture épique de ces vies pourtant banales. En creux, plusieurs pistes de réflexion apparaissent, qu’il s’agisse de la formation de l’identité, du poids du patriarcat – et de ses multiples formes –, de l’effet souvent insoupçonné de la société sur la sexualité, du racisme, des conséquences des traumatismes enfouis…
Corps central
L’autrice explore avec finesse la psychologie de ses personnages féminins, abîmés par tous les hommes de leur vie mais assoiffés d’émancipation, quel qu’en soit son coût. Des thèmes chers à l’autrice hispano-marocaine qui les abordait déjà dans son précédent roman Mère de lait et de miel.
Ainsi, le corps occupe malgré lui une place centrale dans ce roman. L’apparence est sans cesse contrôlée, utilisée et jaugée. Pour ces femmes, la nourriture devient insidieusement un moyen de reprendre le contrôle : maigrir à l’extrême pour disparaître ou bien, plus tard, grossir tout autant dans le même but. Qu’importe, du moment qu’elles parviennent à garder la main sur le dernier espace intime qu’il leur reste.
Les chapitres se succèdent et forment ainsi un kaléidoscope d’espoirs et de désillusions qui s’enchaînent sans répit.
Pareillement, leur sexualité devient le miroir déformé de la liberté qu’elles essaient d’apprivoiser. Avec le temps, leurs corps deviennent aussi le lieu de l’expérience de la maternité, vécue avec son lot de nouvelles injonctions contre lesquelles il faut, à nouveau, se battre. Finalement, les sens de ces deux femmes, toujours aux aguets, ne cessent de les guider. Les odeurs provoquent par exemple immédiatement plaisir ou aversion, de même que les paysages, comme des symboles de leur vitalité exaltée.
Langues
Cette exaltation se retrouve à chaque étape de leur vie, perceptible grâce à la netteté de la description de l’état d’esprit de chaque période. Les chapitres se succèdent et forment ainsi un kaléidoscope d’espoirs et de désillusions qui s’enchaînent sans répit. Seule la passion de la protagoniste pour l’écriture empêche le récit de prendre des teintes tragiques. Que ce soit grâce à la forme ou au fond, l’autrice met en scène différentes relations au langage : la langue maternelle, la langue ciselée avec soin, la langue présupposée par les autres, la langue qui permet de s’émanciper, la langue qui soigne.
Pour la narratrice, avoir le droit à la parole, c’est avoir le droit d’exister dans son unicité.
Elle est aussi ce qui restitue l’humanité à chacun. Pour la narratrice, avoir le droit à la parole, c’est avoir le droit d’exister dans son unicité et plus seulement en tant que composante d’une communauté. Encore faut-il réussir à échapper aux mots convenus… « Le journaliste n’a rien demandé qui ait rapport avec l’amour ou avec le sexe, la nourriture, l’exercice et nos corps contraints par mille normes. […] Il était plus facile de parler de voyages et de déracinement à la façon dont tout le monde parlait de ces thèmes, en utilisant le même langage. »
Son écriture à elle sera donc sans concession. Mais au-delà des considérations métatextuelles ou sociales, le roman parvient aisément à happer le lecteur grâce, aussi, à l’intrigue sous-jacente de cette lettre-fleuve et qui répondra à cette question : pourquoi donc son autrice s’attelle-t-elle à l’écrire ?
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