En Syrie, les femmes poursuivent leur révolution
Quatorze ans après le soulèvement contre Bachar Al-Assad, suivi d’années d’une violence incommensurable, le pays est désormais libéré de la tyrannie. Une révolution au cœur de laquelle les femmes ont joué un rôle essentiel. Dans la nouvelle Syrie, leur combat pour la liberté continue.

© Arthur Sarradin
Sous un immense pont de Damas, une fresque recouvre désormais tout un mur. Ses couleurs vives apportent un peu de lumière et de douceur dans une capitale grise qui fourmille depuis la chute du régime, il y a trois mois. En se tenant par le bras, deux jeunes Syriennes dévalent les escaliers pour l’admirer. « Au centre, c’est une île qui émerge de l’océan, parce qu’avant on se noyait. Nous voulions ainsi représenter le sentiment de notre peuple depuis la libération, lance Malak, 21 ans.C’est comme si nous respirions pour la première fois.»
Maintenant que j’ai goûté à cette liberté, elle n’est plus négociable !
Malak
Membre du collectif BNA-Arts, l’étudiante en architecture a participé à la création de cette fresque. Au milieu, trône le nouveau drapeau syrien aux trois étoiles rouges et plusieurs colombes posées sur des branches d’oliviers. « Maintenant, nous voulons la paix, sourit Tasneem, 20 ans. On n’aurait jamais pu faire cette peinture sous Bachar, c’était interdit. Avant, la révolution était dans ma tête, et pour être honnête, j’avais même peur d’y penser. Nous étions espionnés, les murs avaient des oreilles !» Aujourd’hui, ces murs offrent aux deux artistes un espace pour s’exprimer.
Au moment du déclenchement de la révolution, Tasneem et Malak étaient encore des enfants. Elles ont toujours vécu à Damas, loin des bombardements. Mais, en silence, un puissant désir de liberté a germé en elles. Quelques jours après la chute du régime Assad, comme des milliers de femmes syriennes, ces étudiantes sont, pour la première fois de leur vie, descendues dans la rue. « Maintenant que j’ai goûté à cette liberté, elle n’est plus négociable !, lance Malak dans un éclat de rire. Il y a quatorze ans, j’étais trop jeune pour lutter, mais aujourd’hui, si une nouvelle révolte émergeait pour défendre nos droits, je suivrais l’exemple des premières activistes. »
Des femmes au cœur de la révolte
Dès le début des soulèvements en mars 2011, les Syriennes ont été en première ligne des manifestations, défiant elles aussi les forces de sécurité, malgré la répression aveugle. Des milliers d’entre elles ont été arrêtées et ont disparu dans les prisons d’Assad. Celles qui en sont sorties peinent à raconter l’horreur. Selon plusieurs ONG, elles y ont systématiquement subi des viols. Des crimes parfois filmés par leurs tortionnaires pour être ensuite envoyés à leurs familles. « Dans ces geôles, leurs corps ne leur appartiennent plus », écrivent en 2017 les auteurs d’un rapport publié par l’ONG Lawyers and Doctors for Human Rights.
La vie est encore difficile ici, mais c’est le prix de la liberté.
Ahmed
Zouhour, 29 ans, a échappé de justesse à l’enfer de ce système concentrationnaire. Arrêtée par le régime en juin 2023, la jeune femme a réussi à mentir sur son identité. « Ils m’ont interrogée pendant des heures sur ma vie, sur ma famille, sur mes contacts … mais je leur ai raconté une autre histoire. Les moukhabarats [services de renseignements, N.D.L.R.] avaient les noms de mon frère et de mon père, mais j’ai prétendu ne pas les connaître, que c’était des homonymes, raconte-t-elle. Je leur ai juré que les miens n’étaient pas contre le président Bachar Al-Assad, et que mon papa était un simple retraité sans histoire. »
Pendant ces longues heures d’interrogatoire, Zouhour n’a pas versé une larme. « Si tu pleures, c’est que tu es coupable », répète-t-elle. Cette résistance à la pression, c’est son père qui la lui a apprise. Ahmed était l’un des principaux opposants au clan Assad à Raqqa. En 2011, Zouhour avait 15 ans lorsqu’elle est allée manifester pour la première fois à ses côtés. Depuis, la révolution coule dans ses veines. Si les deux frères et la mère ont quitté la Syrie, Ahmed et sa fille ont choisi de rester. Même lorsque la cité était contrôlée par Daech, ils ont refusé de plier bagage.
« Je l’ai fait par amour pour ma ville et mon pays », confie la jeune femme, installée dans le salon de l’appartement familial. Tout autour, les immeubles tiennent à peine debout dans ce quartier dévasté par les bombardements du régime de Damas puis de la Coalition internationale. À ses côtés, le patriarche la regarde avec douceur : « Je suis si fier d’elle. Bien sûr, la vie est encore difficile ici, mais c’est le prix de la liberté. »
Seules, face au poids du quotidien
En banlieue de Damas, la ville de Harasta aussi n’est plus qu’un champ de ruines. Jusqu’en 2018, Bachar Al-Assad, épaulé par l’aviation russe, s’est acharné sans relâche sur ses habitants pour reconquérir ce fief rebelle. Rien n’a jamais été reconstruit. Depuis, des familles entières vivent dans les décombres de leurs maisons. Au rez-de-chaussée d’un bâtiment en partie soufflé par une explosion, plusieurs femmes et leurs enfants s’entassent dans une succession de petites pièces. Au total vingt-quatre personnes cohabitent dans cet espace exigu.
Sans les femmes, il n’y aurait pas eu de révolution.
R. Al-Shommar
« Il fait très froid en hiver parce qu’on n’a pas de chauffage et très peu d’électricité, raconte Fatma, 31 ans. Trois de mes oncles ont disparu après avoir été arrêtés, alors on héberge leurs familles. » Comme dans des milliers de familles meurtries par la guerre, la survie du foyer repose désormais sur les épaules des femmes, veuves ou orphelines.
Dans le couloir, un homme erre, sans dire un mot et tourne finalement les talons pour sortir fumer une cigarette. « C’est un oncle. Il va très mal, il a été libéré le 8 décembre dernier d’une prison de Damas », soupire la jeune Syrienne. « Vous savez si les nouveaux dirigeants vont prendre nos jeunes garçons ? On a très peur qu’ils les forcent aussi à rejoindre l’armée. Mais nous avons besoin d’eux pour qu’ils travaillent et ramènent un peu d’argent. »
Ces quatorze dernières années, les mères de famille ont fait face à de nombreux défis. « Sans les femmes, il n’y aurait pas eu de révolution, s’agace Rawiah Al-Shommar, assise dans un café de Damas. Ce sont elles qui ont porté les fardeaux les plus lourds dans ce conflit. Elles ont perdu leurs maris, leurs fils et ont élevé seules leurs enfants. »
Réfugiée en Allemagne, cette avocate de 32 ans est rentrée en Syrie en décembre dernier pour tenter de peser sur l’avenir de son pays. Au sein du Syrian Women’s Political Movement, elle réclame une parité dans les nouvelles instances. Soucieux de rassurer la communauté internationale, Ahmed al-Sharaa, le président syrien, assure depuis sa prise de pouvoir que les femmes auront une place dans la nouvelle Syrie.
Mais pour le moment, ce sont surtout des hommes venus d’Idlib, l’ancienne enclave rebelle islamiste, qui dirigent le pays. Dans le premier gouvernement de transition, une seule ministre a été nommée. En charge du Bureau des affaires de la femme, sa première prise de parole en public est loin d’avoir rassuré. Fin décembre, interrogée par la chaîne turque TRT sur la place qui serait laissée aux associations féministes, Aïcha al-Debs a appelé les femmes à « ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu », à savoir « leur rôle éducatif au sein du foyer ». Depuis, elle a mystérieusement disparu des médias.
Les nouvelles autorités avaient aussi annoncé la désignation d’une gouverneure pour la province de Sweida, à majorité druze. Un poste que Mohsnena al-Mahithawi avait accepté, mais après deux mois de réunions, cette économiste répète qu’elle « attend toujours à la maison ». Elle n’a finalement jamais été nommée.
« Ils ne sont pas revenus me parler, personne ne m’a contactée. Même pas un mail. J’ai demandé des explications, mais mes demandes restent sans réponse », explique calmement cette quinquagénaire entre deux gorgées de café noir. Mais, au bout de quelques minutes, Mohsnena Al-Mahithawi finit par laisser exploser sa colère : « Je ne suis pas gouverneure parce que je suis une femme, que je ne porte pas le voile et que je suis de Sweida. Ce que font les nouveaux dirigeants ne me rend pas du tout optimiste. »
Invisibilisées
Soucieux de son image progressiste à l’international, le régime Assad avait mis en avant la figure d’Asma, l’épouse de Bachar. Elle offrait une image glamour à la famille présidentielle pour devenir au fil des années un formidable outil de propagande. La nouvelle première dame syrienne s’appelle Latifa al-Daroubi. Originaire de Homs, cette femme diplômée en littérature arabe a eu trois enfants avec Ahmad al-Sharaa.
Tous ceux qui s’opposent à notre liberté nous verront en travers de leur chemin.
M. Al-Mahithawi
La seule d’image d’elle est un cliché pris en Arabie saoudite, lors du dernier déplacement officiel de son mari. On la voit enveloppée d’un voile noir suivre discrètement la délégation syrienne. « On ne sait rien d’elle, mais peut-être qu’elle pourrait nous aider », raille Mohsena Al-Mahithawi. Alors que le rôle central des Syriennes depuis le début de la révolution en 2011, comme dans la plupart des conflits, est invisibilisé, cette militante féministe promet que l’avenir ne s’écrira plus sans elles. « S’il le faut, les femmes descendront à nouveau dans la rue. Tous ceux qui s’opposent à notre liberté nous verront en travers de leur chemin. »
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