Irak : la jeunesse militante cherche son union
Cinq ans après les révoltes de Bassorah, de jeunes activistes ont décidé de ne pas se laisser abattre face aux défis sociaux et environnementaux, alors que l’État reste englué dans des logiques électoralistes.
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© Hussein FALEH / AFP
« Je viens d’un village proche de Ramadi. Nous avons fui Daech en 2014, en direction de Bagdad. Aujourd’hui je conseille mon gouvernement sur la question environnementale, notamment lors des COP », confie Rami K., 25 ans, militant écologiste. En Irak, 60 % des habitants ont moins de 30 ans. Il s’agit de l’un des pays les plus jeunes au monde. Et ici, comme partout dans le monde, il existe une jeunesse dont on entend trop peu parler, qui a la volonté de redresser un pays meurtri.
Frappé par des décennies de guerre, de dictature et de conflits internes, l’Irak oscille aujourd’hui entre un désir de reconstruction et les obstacles colossaux hérités de son passé. D’un côté, une jeunesse victime d’une crise environnementale, politique et économique, aspire à un avenir meilleur et à de plus grandes libertés individuelles.
De l’autre, un retour progressif du conservatisme religieux et des traditions tribales plane sur une partie du pays. Sur tout le territoire, l’État irakien est paralysé par des milices chiites installées aux postes clés, par une classe politique obnubilée par sa réélection et par une corruption endémique, qui le place à la 157e place mondiale de l’« indice de perception de corruption », selon Transparency International.
Un quotidien étouffant
À Bassorah, la deuxième ville du pays et principal centre économique grâce à ses gisements pétroliers, la vie est marquée par des contradictions frappantes. Ici sont centralisées 59 % des réserves du pays. Si, dans le centre-ville, se concentrent des immeubles et des hôtels modernes, des 4×4 de luxe ainsi que des cafés branchés, les bidonvilles en périphérie de la ville s’étendent toujours plus en raison de l’exode rural. La sécheresse, le chômage, l’absence de services et les guerres ont poussé nombre d’Irakiens à rejoindre les grandes villes.
« Je viens de Nassyriah, au centre de l’Irak, j’élevais des buffles avec mon père, déclare Ali, 29 ans. Mais nos bêtes n’avaient plus de quoi se rafraîchir. Il n’y a plus d’eau, et le gouvernement n’a rien fait pour nous. Je suis donc venu à Bassorah, car ici on peut trouver du travail plus facilement », témoigne celui qui est devenu livreur chez Talabat, une plateforme de livraison à domicile.
Les injustices vécues par la population ont conduit à un soulèvement en 2019 des jeunes chiites, communauté majoritaire. Les motivations étaient claires : fin de la corruption systémique, du chômage endémique, du manque de services publics et des ingérences étrangères. Ils sont parvenus à obtenir la démission du premier ministre, Adel Abdel Mahdi. Une première dans l’histoire du pays. Mais le chômage continue de pousser de nombreux jeunes à rejoindre les milices.
Je n’ai jamais vu un gouvernement qui n’en avait autant rien à faire.
A. Bakawan
Avec elles, c’est l’assurance d’un travail régulier et déclaré. Un luxe pour de nombreux Irakiens. De plus, 38 % des actifs sont fonctionnaires et donc soumis au risque de perdre leur emploi en cas de contestation. Cette dépendance vis-à-vis de l’État et des milices pour trouver du travail participe à la division au sein de la population. Les manifestations de 2019 avaient fait 600 morts et 25 000 blessés, tous réprimés par l’armée régulière et les milices chiites.
Dans le sud de l’Irak, les rivières qui irriguaient autrefois cette région fertile sont aujourd’hui asséchées par les barrages construits en amont en Turquie, en Syrie et en Iran. Les marais mésopotamiens, joyau inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, se transforment en déserts. « Nous estimons entre 15 et 25 millions les déplacés pour raisons climatiques en 2050, date à laquelle la population irakienne pourrait atteindre 80 millions d’habitants. Mais je n’ai jamais vu un gouvernement qui n’en avait autant rien à faire », indique Adel Bakawan, sociologue et directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI).
« Je ne sais pas qui m’a kidnappé »
Jassim Al-Asadi, militant écologiste résidant à Chibayish, au cœur des marais mésopotamiens, est l’un des hommes les plus célèbres de la région. Dans les années 1970, il était partisan du Parti communiste. « J’ai fait neuf mois de prison. Je ne suis pas parvenu à quitter le pays comme certains de mes camarades », se rappelle-t-il. Depuis, il a délaissé les partis politiques pour défendre sa terre natale. En février 2023, il a été kidnappé à un checkpoint proche de Hilla : « Je ne sais pas qui m’a kidnappé, ni où j’ai été emmené. Je pense qu’il s’agissait d’une milice chiite. Ma voix portait de plus en plus dans le pays. Je critiquais vivement les décisions du gouvernement iranien quant à l’installation de ses barrages. »
Les ravisseurs ont torturé Jassim Al-Asadi durant quinze jours, avant de le relâcher sous la pression populaire, qui s’exerçait notamment sur les réseaux sociaux par le biais de son disciple Muntathar.« Un jour, je deviendrai un grand militant écologiste, moi aussi », confie ce jeune de 19 ans, des étoiles plein les yeux. S’il peut s’inspirer du savoir de son mentor, Muntathar devra lui aussi faire face à une répression milicienne violente et à une classe politique en perte de légitimité. Près de 60 % des Irakiens n’ont pas voté aux élections législatives de 2021, lassés des maigres options qui leur sont proposées. Pourtant, cet état milicien parvient à rester au pouvoir, en concentrant ses efforts sur le maintien de l’ordre établi.
Ordre patriarcal
Si l’État irakien est paralysé sur les questions sociales, environnementales et économiques, il est particulièrement actif pour conserver le pouvoir. Depuis 2003, la classe politique se construit sur un système confessionnel qui ne convainc pas, mais qui permet aux chiites d’occuper les postes clés. En Irak, l’État et la religion sont officiellement séparés, mais les projets politiques sont influencés par la marja’iyya (1).
La plus haute autorité chiite religieuse.
Représentée par des figures comme l’ayatollah Ali al-Sistani, cette instance chiite émet une sorte de « jurisprudence » sur les nouvelles problématiques que pose la société moderne. Suivie par certains fidèles traditionalistes chiites, elle permet de conserver un ordre patriarcal et joue un rôle ambigu dans ce pays où 40 % de la population n’est pas de confession chiite. Sa vision sociétale rappelle parfois celle de son voisin iranien, contre laquelle certaines jeunes femmes mènent un combat qu’elles prennent à bras-le-corps.
Les crimes d’honneur et les mariages forcés sont encore présents ici.
Maram
« Certains discours religieux visent à renforcer une vision conservatrice sur notre rôle et nos droits en tant que femmes au sein de la société irakienne. De plus, la déliquescence de notre État pousse de nombreux Irakiens à se retourner vers un système tribal. Ce système perpétue des normes patriarcales et restreint les libertés des femmes. Les crimes d’honneur et les mariages forcés sont encore présents ici », explique Maram, militante féministe à Nadjaf.
Dans les années 1970, seulement 34 % des filles étaient scolarisées en Irak. En 1980, elles étaient 95 % et constituaient par la suite 46 % du corps enseignant et 70 % des pharmaciens, selon le CFRI. Aujourd’hui, le taux d’analphabétisme est plus de deux fois supérieur chez les femmes que chez les hommes, et 87,2 % des femmes en âge de travailler ne sont pas employées officiellement, selon Action contre la faim. Un retour en arrière sans appel.
De nombreux défis à relever
À Bagdad, la Zone verte anciennement occupée par les États-Uniens est de nouveau accessible aux Irakiens. Mais l’ensemble des bâtiments administratifs sont gardés par l’armée, et la zone est barricadée par des murs de béton infranchissables. Symptôme d’un État instable, incapable d’entendre les revendications de son peuple.
Après la chute de Bachar Al-Assad, le voisin syrien, l’emprise de l’Iran pourrait se faire plus forte que jamais. Déjà omniprésente dans le pays, l’influence religieuse et politique de la république islamique pourrait de nouveau se renforcer à moins d’un an des prochaines élections nationales. Les mouvements sociaux manquent d’organisation pour changer les choses et ne parviennent pas à rassembler, même autour de problématiques communes.
« En Irak, il n’y a pas de mouvements sociaux, si on se réfère aux définitions sociologiques. Il y a plutôt des mouvances de contestation, notamment chez les jeunes, les étudiants et les femmes, mais pas chez les ouvriers, par exemple. On ne parvient pas à dépasser les dimensions communautaires », analyse Adel Bakawan. L’unification nationale des revendications a échoué en 2019, et s’essouffle à ce jour. Pour insuffler un renouveau, la jeunesse irakienne doit parvenir à se faire entendre de nouveau.
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