Le grand tournant de l’Allemagne face à la menace russe

Choqués par un potentiel lâchage de l’allié américain, nos voisins d’Outre-Rhin balancent entre volontarisme et panique. À l’image du parti de gauche Die Linke, qui se débat dans ses contradictions.

Nils Wilcke  • 12 mars 2025 abonné·es
Le grand tournant de l’Allemagne face à la menace russe
Manifestation de soutien à l’Ukraine, le 9 mars 2025 à Berlin.
© OMER MESSINGER / Getty Images / AFP

« Sommes-nous prêts pour une guerre ? » C’est la question que se posent les politiciens en Allemagne depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les ambitions territoriales de Vladimir Poutine sur les pays baltes. Mais ce sujet est devenu crucial avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. La volte-face du président américain en matière de politique étrangère suscite un choc sans précédent chez nos voisins Outre-Rhin. La suspension de l’aide américaine à l’Ukraine, après l’humiliation publique infligée au président Volodymyr Zelensky dans le bureau ovale, le 28 février, a ôté aux politiciens allemands les dernières illusions qu’ils nourrissaient sur leur ancien allié historique.

Désormais, à peine un Allemand sur six voit toujours dans les États-Unis « un partenaire de confiance pour le pays », selon un sondage réalisé par l’institut Infratest dimap pour la chaîne publique ARD. Une semaine avant, déjà, le leader du parti conservateur (CDU/CSU) Friedrich Merz, qui devrait devenir le prochain chancelier, avait appelé l’Allemagne à devenir « indépendante » des États-Unis sur la chaîne ZDF.

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« Je n’aurais jamais pensé déclarer cela dans une émission télévisée », confiait cet ancien atlantiste zélé, stupéfiant ses concitoyens. Friedrich Merz insiste sur la nécessité pour l’Allemagne (et l’Europe) de se préparer « au pire des scénarios » – comprendre un lâchage de l’allié américain – en créant « une défense autonome ». Du jamais vu dans ce pays encore marqué par sa tradition antimilitariste héritée du cataclysme qu’a représenté la Seconde Guerre mondiale.

On ne sait même pas si l’Otan existera encore dans deux semaines, alors…

Une fois n’est pas coutume, la classe politique allemande semble au diapason de la société, qui balance entre volontarisme et panique. Il suffit d’interroger les Allemands dans la rue pour s’en rendre compte. « C’est flippant ce qui se passe », affirme Tobias, 40 ans, ingénieur, qui habite à Lahr, une ville moyenne située dans le district de Fribourg. Ce futur papa – sa femme est enceinte de huit mois – a déjà fait un stock de conserves alimentaires dans sa cave et entreposé des produits de première nécessité. « Des médicaments de base, du savon et surtout du papier-toilette », ajoute Tobias, en souriant.

L’Allemagne sort le « grand bazooka »

Au marché hebdomadaire, l’ambiance est lourde et les discussions portent sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine plus que sur la constitution du nouveau gouvernement, qui devrait unir conservateurs et sociaux-démocrates. « C’est dur parce que le pays n’est pas du tout prêt en cas de conflit, déplore Katia, 32 ans, qui travaille dans un salon de coiffure. C’est très anxiogène ce qui se passe. » « On ne sait même pas si l’Otan existera encore dans deux semaines, alors… », soupire, fataliste, une passante.

C’est pour répondre à cette inquiétude massive que le prochain gouvernement envisage des investissements à hauteur de 500 milliards d’euros pour renforcer son armée et relancer son économie. Il vient même, à la stupéfaction de nombreux diplomates européens, de plaider pour une réforme du « corset budgétaire » de l’Union européenne, entrant ainsi en contradiction avec son rôle passé de gardien de l’orthodoxie budgétaire. Des mesures qualifiées de « grand bazooka » par les économistes.

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Dans la foulée, le débat sur une réintroduction du service militaire obligatoire revient en force en Allemagne. Sa suspension, effective depuis 2011, « ne convient plus », estime le député CSU Florian Hahn, allié bavarois de la CDU, auprès du journal populaire Bild. Le prochain gouvernement a aussi lancé un inventaire des bunkers utilisables et envisage de lancer la construction d’hôpitaux souterrains pour soigner les blessés en cas de conflit.

Une proposition qui rencontre un écho favorable dans une grande partie de la classe politique, des partis de la future coalition de la CDU/CSU et le SPD (sociaux-démocrates), ainsi que die Grünen (les Verts). Seuls la formation d’extrême droite AfD et Die Linke, la gauche radicale, sont opposés à ces mesures, en particulier sur le financement de la livraison d’armes à des pays tiers.

Dans le cas de l’Ukraine, les principes de Die Linke entrent en conflit les uns avec les autres.

T. Holzhauser

« Cette partie de la gauche s’est toujours caractérisée par quatre piliers en matière de politique étrangère : antimilitarisme, critique de l’Otan et de l’impérialisme américain, des efforts pour maintenir des relations amicales avec la Russie et le rejet des guerres qui violent le droit international », observe Thorsten Holzhauser, politologue à la fondation Theodor-Heuss-Haus et spécialiste du parti Die Linke.

Contradictions

« Nous sommes toujours antimilitaristes, donc contre l’exportation d’armes, que ce soit pour l’Ukraine ou Israël, confirme à Politis le député Die Linke Vinzenz Glaser, élu dans le Land frontalier du Bade-Wurtemberg, lors des législatives en février. Le gouvernement doit mettre les acteurs autour de la table, et trouver un médiateur de poids, pourquoi pas la Chine, au lieu des États-Unis ? », propose le parlementaire. Négocier, alors que le régime de Vladimir Poutine continue de bombarder l’Ukraine au même moment, et sans donner au pays agressé les moyens de se défendre militairement ? Une position « contradictoire », reconnaît lui-même Vinzenz Glaser, un brin embarrassé sur le sujet.

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Rien de surprenant, selon le politologue Thorsten Holzhauser : « Dans le cas de l’Ukraine, les principes de Die Linke entrent en conflit les uns avec les autres. Parce que la Russie a violé le droit international et que Poutine agit manifestement en impérialiste. » De fait, Die Linke a amorcé un virage politique, décrivant désormais la Russie comme l’« agresseur », et affirme sa solidarité avec l’Ukraine, ce que nous confirme le député Vinzenz Glazer.

Entre sa volonté de remettre en cause l’impérialisme américain et celle de critiquer une Europe de la défense, forcément « plus militariste », le cœur de la gauche radicale balance. « Dans l’ensemble, la politique de défense de ce parti de gauche est actuellement caractérisée par de nombreuses contradictions. Mais tant qu’elle est dans l’opposition, elle peut probablement se le permettre », résume Thorsten Holzhauser. En effet, pour le moment, Die Linke ne prévoit pas de participer à la future coalition gouvernementale.

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