Les mines en Syrie, héritage d’une guerre sans fin

Près de trois mois après la chute de régime Assad, la guerre continue de tuer. Depuis le début de l’année, au moins 188 Syriens sont morts en marchant sur des mines ou des munitions non explosées. Tout le désert qui s’étale à l’est du pays est contaminé.

Céline Martelet  et  Noé Pignède  • 10 mars 2025 abonné·es
Les mines en Syrie, héritage d’une guerre sans fin
© Arthur Sarradin

Dans une grande pièce froide qui sert normalement de salle de réunion aux habitants du village d’Al Boleel, dans la province de Deir ez-Zor, un homme est allongé sur un lit sous une épaisse couverture colorée. Son teint est cireux. Tout autour de lui, des voisins sont assis en cercle. La victime semble à bout de forces. Ahmed est un miraculé. Il y a huit jours, ce berger de 32 ans se trouvait à bord d’une camionnette blanche qui a roulé sur une puissante mine antichar.

« On était partis chercher un endroit pour faire paître nos moutons. À un moment, il y a eu un croisement pour aller à droite ou à gauche. D’habitude, on prenait le chemin de droite, mais pas cette fois, peine à raconter le père de famille. D’un coup, j’ai été projeté hors de la camionnette. Ensuite, je ne me souviens plus de rien. Je me suis réveillé à l’hôpital. » Une partie de la jambe droite d’Ahmed a été déchiquetée. Des morceaux de métal ont transpercé son estomac. Deux de ses cousins ont été tués sur le coup. La violence de l’explosion a tordu la carrosserie du véhicule comme une feuille de papier d’aluminium.

Assad est parti, ses miliciens également, mais ces tyrans nous ont laissé ces mines.

Abdelsalem

Assis sur le lit de son fils, le père d’Ahmed l’aide délicatement à se relever pour lui faire boire une tasse de thé. Abdelsalem, également berger, raconte la détresse de tous les éleveurs de la région : chaque matin, il mène son troupeau aux portes du désert pour nourrir ses bêtes. «Il n’y a que là-bas que l’on trouve des buissons-ardents, soupire le sexagénaire. Nos jeunes empruntent toujours le même chemin avec le bétail. Ils connaissent les risques et prennent beaucoup de précautions, mais nous vivons la peur au ventre. Assad est parti, ses miliciens également, mais ces tyrans nous ont laissé ces mines. »

L’impossible déminage

La veille, encore, cinq bergers d’un ­village voisin sont morts après avoir marché sur une mine. « La plupart de ces engins de mort sont enfouis, invisibles », s’inquiète Lamine el Omar. Le maire d’Al Boleel lance un appel à l’aide : «Nous avons besoin que la communauté internationale se mobilise, et que des ONG expertes du déminage viennent nettoyer nos terres. »

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Le désert, qui s’étend sur de larges pans de la province de Deir ez-Zor, est infesté de ces explosifs laissés par le régime Assad et les milices iraniennes, mais aussi par les combattants de Daech qui ont occupé cette vaste zone aride jusqu’en 2019. Aujourd’hui, des cellules de l’organisation terroriste s’y cachent encore et utilisent des engins explosifs improvisés (EEI) pour protéger leurs positions.

Dans un récent rapport, Handicap International indique que, dans toute la Syrie, deux tiers des habitants sont exposés à un risque de blessures ou de décès à cause d’une charge explosive abandonnée. En 2023, le pays était déjà celui qui enregistrait le plus de victimes de mines et de restes d’explosifs devant l’Afghanistan et l’Ukraine. Après la chute du régime, l’ONG s’inquiète particulièrement pour les familles de déplacés qui retournent chez elles.

Parfois, on peine même à identifier certaines charges explosives. Il y a tellement de groupes armés qui sont passés par ici.

R. Hassoun

Selon l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies, au moins 750 000 personnes ont quitté les camps où elles vivaient pour rentrer dans les quartiers dévastés de Homs, de la Ghouta ou encore de Deir ez-Zor. Dans le chaos de la libération, personne n’est venu vérifier si leurs maisons ou leurs jardins avaient été minés.

Au cœur du centre-ville de Deir ez-Zor, le long travail de localisation des engins explosifs abandonnés commence à peine. Des secouristes de la défense civile, les Casques blancs, plantent des pancartes et déroulent un ruban devant un immeuble en partie détruit. « Il y a des mines au sous-sol. On en aperçoit trois d’ici, mais d’autres sont sous les débris », nous indique Hassan en désignant des cylindres couverts de poussière.

Des décennies pour tout nettoyer

Après des années de guerre, ce secouriste a fait de la chasse aux explosifs sa spécialité. Avec ses camarades, ils ont été dépêchés en urgence pour identifier les zones à risques de la région. Pour autant, les Casques blancs ne sont pas démineurs. «Nous n’avons pas les compétences pour extraire les mines. Parfois, on peine même à identifier certaines charges explosives. Il y a tellement de groupes armés qui sont passés par ici», précise Rahed Hassoun, le chef d’équipe. Un homme cagoulé, kalachnikov en bandoulière, vient l’interrompre. Il sort de l’ancienne gare routière, devenue un poste de contrôle improvisé.

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Sur son épaule, un écusson de HTC – Hayat Tahrir al-Cham –, le groupe armé islamiste à la tête de coalition de rebelles qui a pris le pouvoir en décembre dernier. «Là-haut aussi, c’est truffé de mines. Il faut faire quelque chose», lance le soldat, pointant une petite colline où s’alignent des centaines de pierres tombales blanches. « Le centre du cimetière marquait la ligne de front entre le régime et Daech en 2015. Il y a au moins deux ou trois lignes de mines », ajoute le combattant, l’air inquiet.

Un peu désemparé, Rahed Hassoun lui promet que son équipe viendra quadriller la zone dans les prochains jours. Là encore, il ne pourra rien faire de plus. « Il faudra des décennies pour réussir à tout nettoyer », souffle-t-il. De fait, en Irak voisin, les explosifs laissés par le conflit contre l’Iran continuent de faire des victimes quarante ans plus tard. Et même lorsque ces pièges sont enfin extraits, l’eau et les sols restent durablement contaminés, propageant maladies, malformations et cancers. Un héritage indélébile.

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Publié dans le dossier
Quelle Syrie demain ?
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