Face à la nouvelle donne géopolitique, les syndicats ne veulent pas lâcher les travailleurs ukrainiens
Alors que les forces politiques se divisent suite à l’abandon américain de l’aide à l’Ukraine, les syndicats essaient de rester unis dans le soutien aux travailleurs et travailleuses ukrainiennes, défendant tous une « paix juste et durable ». La question de l’Europe de la défense ne fait pas l’unanimité.
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© Sergei SUPINSKY / AFP
« Le moment exige des décisions sans précédent depuis bien des décennies. […] C’est pourquoi […] j’invite toutes les forces politiques, économiques et syndicales du pays à faire des propositions à l’aune de ce nouveau contexte. Les solutions de demain ne pourront être les habitudes d’hier. » Dans son allocution télévisée sur la situation géopolitique, Emmanuel Macron s’est adressé directement aux organisations syndicales. Depuis trois ans et l’attaque russe sur le territoire ukrainien, tous les syndicats français sont unis en intersyndicale pour soutenir, sans faille, la résistance ukrainienne.
Ainsi, toutes les organisations syndicales étaient présentes aux mobilisations pour soutenir l’Ukraine le 23 février dernier, trois ans après le début de l’invasion russe. « L’intersyndicale est toujours unie en soutien des travailleurs et travailleuses en Ukraine. En plus de la mobilisation du 23 février, on réfléchit à un nouveau rassemblement dans les prochains jours. Dans le contexte actuel, il faut que la société civile s’exprime sur cette question. C’est trop important pour qu’on entende seulement le politique », souligne Béatrice Lestic, en charge des relations internationales au sein de la CFDT.
Le mouvement syndical ne se trompe pas en réitérant, plus que jamais, son soutien à l’Ukraine.
B. Lestic
« La situation s’est considérablement dégradée et cela nous inquiète énormément. Plus que jamais, la solidarité avec les ukrainiens est à l’ordre du jour », embraye Boris Plazzi, secrétaire confédérale en charge des relations internationales à la CGT.
Basculement
Le contexte actuel, c’est un bouleversement sans précédent du rapport de force géopolitique avec un rapprochement inquiétant des États-Unis avec la Russie. Un basculement qui, forcément, interroge les positions historiques de bon nombre d’organisations progressistes, syndicats en tête. « On ne peut pas faire comme si rien ne se passait », soutient Béatrice Lestic.
La syndicaliste accuse le modèle de société défendu par l’axe Trump-Poutine qui est dangereux selon elle, pour les travailleurs et les travailleuses. « Jamais un régime d’extrême droite n’a été favorable aux organisations syndicales. Ce à quoi on assiste n’est pas la folie d’un homme, mais bien un projet politique qui est à l’encontre de tout ce qu’on défend, sur le travail, sur les services publics. Donc le mouvement syndical ne se trompe pas en réitérant, plus que jamais, son soutien à l’Ukraine. »
De la CFDT à Solidaires, la position est partagée aux deux extrémités du spectre syndical, même si la radicalité des termes utilisés diffère d’un syndicat à l’autre. « En Ukraine, comme en Palestine, en Afrique, ou en Kanaky, partout, l’impérialisme, les régimes liberticides, l’extrême droite sont les ennemis des populations qui aspirent à la liberté, à l’émancipation sociale », peut-on lire dans un communiqué publié le 3 mars par Solidaires.
Les Ukrainiens seront transformés en esclaves.
M. Volynets
Depuis le début de la guerre, les syndicats ont ainsi envoyé plusieurs convois syndicaux selon les besoins des organisations de travailleurs ukrainiens. Le dernier en date est parti mi-2024. C’est d’ailleurs un point que tous nos interlocuteurs syndicaux soulignent. Le soutien à l’Ukraine passe, pour eux, par les organisations syndicales locales et non par Volodymyr Zelensky. « On n’est absolument pas dans une Zelenskymania, comme d’autres », explique Béatrice Lestic.
En effet, le président ukrainien profite aussi de la période de guerre pour faire passer des lois qui cassent le droit du travail et les acquis sociaux locaux. « Nous sommes en pleine bataille avec le gouvernement ukrainien depuis de nombreux mois. Car le ministère de l’Économie a décidé de réformer le code du travail sans aucune consultation en bonne et due forme. [Ce] nouveau projet protège les intérêts des employeurs et non des salariés. […] Les Ukrainiens seront transformés en esclaves », affirme, auprès de nos confrères de L’Humanité, Mykhailo Volynets, président de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU). « On soutient aussi les ukrainiens dans leurs actions syndicales, c’est très important », glisse Boris Plazzi.
Unité ébranlée
« En 2022, le soutien de la population ukrainienne vis-à-vis de l’État et de certaines institutions comme l’armée était énorme. Zelensky était perçu comme le chef charismatique de la résistance. Cela ne veut pas dire qu’on soutenait toutes les initiatives du gouvernement, loin de là. La position des syndicats consistait par exemple à émettre des désaccords avec les actions du gouvernement, notamment avec les modifications du code du travail, sans pour autant s’engager dans une lutte sociale frontale, à la fois parce que la loi martiale interdit les grèves et les manifestations, mais aussi parсe que l’insécurité matérielle des travailleurs risquait de rendre toute grève impopulaire. Jusqu’au début 2023, il y avait cette forte unité derrière l’État mais les tensions sociales reviennent », analysait, il y a quelques jours, la philosophe Daria Saburova dans nos colonnes.
Malgré tout, la nouvelle donne géopolitique pourrait ébranler cette unité. Notamment sur la question de « l’Europe de la défense », alors que plusieurs organisations de travailleurs ont une tradition profondément pacifiste. À la CFDT, on assume défendre l’idée également voulue par Emmanuel Macron. « On a voté cela lors de notre dernier congrès, à Lyon. Mais dire qu’on veut une Europe de la défense ne veut pas dire que cela doit se faire au détriment des dépenses sociales et des acquis sociaux », martèle Béatrice Lestic.
Une posture loin d’être celle de Force Ouvrière (FO). Le troisième syndicat hexagonal dénonce dans un communiqué, « les postures va-t-en-guerre et toute escalade guerrière », et assure que, « sans être indifférente à la sécurité de la nation, FO ne veut participer ni à l’instrumentalisation, ni à l’intégration des organisations syndicales de salariés dans une économie de guerre, synonyme de renoncement et d’abandon des revendications des travailleurs ».
Inquiétudes
La CGT, elle, se tient, pour l’instant, à l’écart de ce débat. « On n’a pas pris de position sur la question », souffle Boris Plazzi qui assure, toutefois, « préférer une économie de la paix à une économie de guerre ». La CGT, comme le reste des organisations s’inquiète, notamment, de la façon dont se mettraient en place de telles hausses de dépenses dans le secteur de la défense, dans un contexte de crise des finances publiques.
Il y a une unanimité pour dire que la Russie est l’agresseur et l’Ukraine l’agressé mais, sur les moyens de se mettre en mouvement, il n’y a pas de position tranchée commune.
B. Lestic
Et ce, alors qu’Emmanuel Macron a déjà assuré – sans pouvoir le garantir, ne disposant plus de majorité – qu’il n’y aurait pas de hausse d’impôts. « Il faudra des réformes, du choix, du courage », a-t-il ainsi soutenu. Un discours qui peut légitimement inquiéter les organisations syndicales quand on connaît l’historique des réformes menées depuis près de huit ans par feue la majorité présidentielle.
Au niveau européen c’est d’ailleurs cette question qui risque de cristalliser les tensions, alors que plusieurs pays européens – notamment du sud – pourraient augmenter drastiquement les dépenses liées à la défense. Au détriment de quoi ? Alors que la Confédération européenne des syndicats (CES), qui regroupe 88 confédérations syndicales européennes, a rapidement pris position en soutien à l’Ukraine lors de l’invasion russe. Mais une position commune sur la question des moyens à mettre en œuvre pour soutenir le peuple ukrainien n’émerge pas, malgré le contexte.
« Il y a une unanimité pour dire que la Russie est l’agresseur et l’Ukraine l’agressé mais, sur les moyens de se mettre en mouvement, il n’y a pas de position tranchée commune », souffle Béatrice Lestic. Une chose reste toutefois sûre : dans un contexte certain de montée de tensions et de course à l’armement, les syndicats devront, plus que jamais, être vigilants. Parce que la guerre est rarement – si ce n’est jamais – l’amie des avancées sociales.
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