« Détours de Babel », les oreilles en voyage

Installé à Grenoble, le très actif Centre international des musiques nomades organise Détours de Babel, un festival savamment multi­culturel qui se déploie dans tout le département de l’Isère. Focus sur la 15e édition, riche en créations originales et en rencontres inédites.

Jérôme Provençal  • 26 mars 2025 abonné·es
« Détours de Babel », les oreilles en voyage
Siti Amina est une ambassadrice phare de la musique de Zanzibar et une grande porte-voix de la cause des femmes en Afrique.
© Olivier Urbanet

Détours de Babel, à Grenoble et en Isère, jusqu’au 13 avril.

Ayant fait son apparition en 2010 dans le paysage culturel grenoblois, le Centre international des musiques nomades (CIMN) résulte de la fusion de deux festivals musicaux emblématiques de la ville, les 38es Rugissants et le Grenoble Jazz Festival, dont il s’attache à relier et amplifier les actions. Joséphine Grollemund – déjà présente dans l’équipe du Grenoble Jazz Festival – et Pierre-Henri Frappat en assurent la direction artistique et générale depuis 2022.

«Nous prolongeons les partis pris de Jacques Panisset et de Benoît Tiberghien [les deux cofondateurs du CIMN, N.D.L.R.] avec l’envie affirmée de programmer des artistes d’une nouvelle génération qui ont des discours plus engagés, qui ont envie de défendre des valeurs ou qui se confrontent à des problématiques saillantes du monde actuel et tâchent d’y apporter des réponses innovantes à travers leur musique», explique Joséphine Grollemund.

Ce qui nous importe, c’est de voir comment les traditions musicales des pays concernés évoluent, se transforment.

J. Grollemund

Au confluent des musiques du monde, du jazz et de la musique contemporaine, le CIMN soutient en priorité la création musicale d’aujourd’hui en impulsant une dynamique de fond audacieuse et transversale, propice à des surgissements sonores littéralement inouïs. Lancé en 2011, le festival Détours de Babel – qui rayonne durant près d’un mois entre Grenoble et une vingtaine d’autres communes de l’Isère – constitue son principal rendez-vous public, moment idéal de convergence à la fois humaine et artistique.

«Permettre la création en suscitant des rencontres, parfois très inattendues, par-delà les frontières géographiques ou esthétiques, c’est le cœur même du CIMN et du festival, souligne Joséphine Grollemund. Nous amenons, par exemple, des artistes de musiques du monde à jouer avec des artistes de musique baroque ou contemporaine. À l’intérieur du champ des musiques du monde, extrêmement large, nous réunissons des artistes venant de nombreux pays, aux cultures différentes. Ce qui nous importe, c’est de voir comment les traditions musicales des pays concernés évoluent, se transforment, s’adaptent au monde d’aujourd’hui, et ce que produit la rencontre avec d’autres traditions ou pratiques musicales. »

Après avoir fonctionné durant près de dix ans en itinérance, le CIMN opère depuis 2019 au sein du Théâtre Sainte-Marie-d’en-Bas, majestueuse salle de spectacle, aménagée dans une ancienne chapelle (inscrite aux Monuments historiques), qui se trouve dans le quartier dit « prioritaire » Alma-Très-Cloîtres. En dehors de Détours de Babel, la structure mène une activité soutenue tout au long de l’année, conjuguant accueil régulier d’artistes en résidence, programmation artistique (concerts, spectacles…) et action culturelle.

Passeur fureteur

« Les artistes que nous accueillons proposent une restitution publique de leur projet en cours à la fin de la résidence et, durant leur séjour, vont à la rencontre de la population du quartier, précise Joséphine Grollemund. Par ailleurs, nous organisons un grand concert de rentrée en septembre, juste avant la rentrée scolaire, sur le parvis du théâtre – manière de nous approprier l’espace public, au moins pendant quelques heures, dans un esprit fédérateur et joyeux. S’agissant du festival, chaque concert ou spectacle proposé s’accompagne d’actions culturelles : projet participatif mêlant artistes, élèves et/ou adultes amateurs, atelier d’initiation à une pratique musicale… »

Nous voulons pouvoir continuer à proposer autant de choses mais nous n’y arriverons plus si d’autres baisses surviennent dans les prochaines années.

J. Grollemund

Passeur fureteur, le CIMN intervient en milieu urbain aussi bien que rural, à travers toute l’Isère, dans des endroits très variés qui permettent de toucher des publics tout aussi divers. Composée de sept personnes permanentes, auxquelles s’ajoutent d’importants renforts (notamment pour la technique et la médiation) durant la période du festival, l’équipe s’emploie à trouver la proposition la mieux adaptée à chaque territoire, en dialogue étroit avec les personnes en charge de la vie socioculturelle locale.

Sur le plan financier, la structure a subi en 2022 une réduction de moitié de la subvention versée par le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, ce dernier ayant alors sabré les budgets culturels dans la région. La somme versée au CIMN – qui a failli être réduite à zéro – est passée de 120 000 euros à 60 000. S’il n’y a pas eu de changement depuis, une aide supplémentaire a pu être obtenue via un appel à projet territorial et les relations se sont apaisées.

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«Nous maintenons une grande vigilance pour nous et les autres acteurs culturels de la région, observe toutefois Joséphine Grollemund. Le contexte actuel est difficile pour l’ensemble du secteur en France. Afin de compenser cette perte substantielle, nous avons cherché à faire des économies sur le fonctionnement, la communication ou encore la technique, en essayant d’avoir le moins d’impact possible sur l’artistique et l’action culturelle. Nous voulons pouvoir continuer à proposer autant de choses mais nous n’y arriverons plus si d’autres baisses surviennent dans les prochaines années. Il deviendrait alors vraiment compliqué de maintenir notre activité à son niveau actuel. »

À ces contraintes économiques s’ajoutent les fluctuations géopolitiques, celles-ci pouvant – en fonction du contexte (zones de guerre, tensions diplomatiques) – restreindre, voire empêcher, la libre circulation des artistes en provenance de certains pays (actuellement le Mali, le Burkina Faso, l’Algérie ou encore la Russie).

Minifestival dans le festival

Jusqu’à présent, le CIMN est parvenu à résister aux diverses formes d’adversité. En témoigne avec ampleur la 15e édition de Détours de Babel. Elle a déjà démarré mais elle dure encore trois semaines, jalonnée de multiples expériences musicales, souvent buissonnières, toujours singulières.

Sorte de minifestival dans le festival, Babel Tours – qui propose une série de concerts dans des lieux variés (musées, sites patrimoniaux, écoles, salles de spectacle…) à travers l’Isère – se révèle particulièrement bien fourni. Y figure notamment Ensemble Chakâm. Formé par la Palestinienne Christine Zayed (qanun), l’Iranienne Sogol Mirzaei (târ) et la Française Marie-Suzanne de Loye (viole de gambe), ce trio féminin distille de fervents morceaux (instrumentaux ou chantés) au carrefour de plusieurs cultures, entre tradition et innovation – à savourer sur scène ou sur disque, via leur bel album, The Blazing Winds, qui paraît en ce début de printemps.

Au cours de Babel Tours, on va aussi pouvoir découvrir Gam’Lov’Vibes, création XXL conçue pour un gamelan balinais, instrument traditionnel constitué de plusieurs éléments – notamment des gongs, des xylophones et des tambours. Il est mis ici en résonance avec un large ensemble orchestral (mêlant élèves et enseignant·es de classes musicales) pour faire retentir des compositions originales. Chanteuse à la voix virevoltante, Leïla Martial participe également à cette expérience hors normes, placée sous la direction artistique de Roberto Negro, l’un des compositeurs impliqués dans le projet.

Se détache encore, dans le cadre de Babel Tours, la chanteuse et oudiste Siti Amina, ambassadrice phare de la musique de Zanzibar et grande porte-voix de la cause des femmes en Afrique, qui vient donner ses premiers concerts solos en France.

Sur le reste du festival, mettons d’abord en exergue Femmage – un hommage aux femmes par le biais d’un foisonnant spectacle hybride qui mobilise musiques, textes et dessins réalisés en direct – et le grand concert anniversaire de Lemma. Fondé en 2015 par la chanteuse, danseuse et musicienne algérienne Souad Asla, cet ensemble intergénérationnel transmet le répertoire traditionnel de la région de la Saoura et fête ici ses dix ans en configuration augmentée, avec plusieurs invité·es.

Pour finir, citons également le pétaradant groupe congolais Kin’Gongolo Kiniata (qui use d’instruments bricolés à partir de rebuts), le radieux groupe berlinois électro jazz Y-Otis et Quatuor Demi-Lune – prospectif projet français mené par Robinson Khoury (trombone, voix), en quête de transcendance sans frontière. À l’image de tout le festival.

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Musique
Temps de lecture : 7 minutes