Sur l’île d’El Hierro, le savant qui récolte l’eau des nuages

Sur l’île d’El Hierro, aux larges des Canaries espagnoles, en proie à une pénurie d’eau, un biologiste polonais tente de produire des fruits sans apport d’eau autres que la pluie et le brouillard, en se fondant sur la recherche scientifique.

Augustin Campos  et  Stefanie Ludwig  • 19 mars 2025 abonné·es
Sur l’île d’El Hierro, le savant qui récolte l’eau des nuages
Le volcan reforesté trône derrière les avocatiers du biologiste.
© Augustin Campos et Stefanie Lou Ludwig

Quatre ans à remuer ciel et terre. Les portes du service environnement du cabildo – le gouvernement local – de l’île d’El Hierro ont vibré chaque mois. Le téléphone a sonné chaque semaine. « Si, si Michal, c’est une super idée, la semana que viene on s’en occupe. » Il se marre dans sa barbe bien taillée, Michal Mos, en le racontant. C’est ce que ce biologiste polonais entendait à chaque fois. Mais sur ses terres, rien ne bougeait. Dans le ciel, au-dessus de ce bout de terre volcanique de 30 km de long, le plus austral des Canaries, planté au milieu de l’Atlantique, le brouillard humide chargé de gouttelettes d’eau défilait sans discontinuer.

Cette « pluie horizontale » serait partie intégrante de son prometteur projet de verger biologique sans irrigation couplé à une forêt censée capturer cette eau pour la redistribuer. Hoya de dar. « La vallée des dons de la terre ». Une exploitation, en partie déjà existante, destinée à être résiliente face au changement climatique sur une île qui en ressent puissamment les effets. Durant ces quatre ans, les pluies verticales déjà rares se sont faites plus éparses encore sur El Hierro, où le manque d’eau est depuis bien longtemps une problématique majeure, ayant poussé des centaines d’habitants à l’émigration au siècle dernier.

« Pourquoi tu mets pas des arbres fruitiers plutôt qu’une forêt ? »

Les échanges avec les quelques éleveurs voisins n’étaient pas plus constructifs. Habitués à laisser paître leurs animaux sur les dizaines de prairies voisines, ils ont peu goûté l’idée, selon Michal Mos : « Une forêt ici ? C’est stupide, et puis de toute façon on ne le permettra pas, c’est un pâturage pour les vaches. » Le cabildo, sollicité pour planter la forêt sur les deux volcans pelés surplombant le verger d’avocatiers, de pruniers et de pommiers, semblait peu emballé, lui aussi.

C’est génial ce qu’il essaie de faire, ça devrait nous inspirer.

J. Bautista

Au bout d’un certain temps, même l’énergie folle de ce biologiste aux multiples casquettes, ovni sur cet îlot reculé de 9 000 âmes, ne suffisait plus. Ce drôle de personnage, haut en couleur et plein d’idées, a alors fait un pas de côté. Pour se consacrer à ses deux autres emplois à temps plein : prospère gérant d’une pépinière de miscanthus en péninsule, une sorte de bambou qu’il vend à des entreprises qui le transforment pour en faire du bioplastique, et chercheur sur la communication des plantes, associé dans différents projets à des institutions de renommée internationale.

Michal Mos devant sa maison à Echedo, sur l’île d’El Hierro. (Photo : Augustin Campos et Stefanie Lou Ludwig.)

Son administratrice, elle, ne lâchait pas ce projet agricole unique en son genre, sur une île qui importe tout, où le bio est marginal, et l’irrigation généralisée et encore peu soucieuse d’économies d’eau. « Toutes les deux semaines, elle leur envoyait un mail. » Et en janvier 2025, les agents du service environnement sont soudainement passés à l’acte, sans que le biologiste-agriculteur, diplômé en sylviculture de longue date, ne comprenne bien pourquoi.

Le responsable de la section forêts, Juan Bautista, justifie ainsi : « Ce n’est pas moi qui m’occupais de ce dossier assez particulier, c’est le conseiller à l’environnement [qui n’a pas souhaité répondre, N.D.L.R.], mais il est très rare que l’on plante des arbres sur des terrains privés. » Quatre ans après la première demande, en un peu plus d’un mois, 600 arbres ont été plantés sur les deux pentes des volcans qui surplombent l’exploitation. Soit près de la moitié du total prévu sur les 3,5 ha dédiés à la future forêt, la tête dans les nuages, à 1 100 mètres d’altitude.

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Abel Hernandez, le superviseur du projet au service medio ambiente (environnement), voit d’un très bon œil l’ambition de Michal Mos, inspirée des jardins-forêts : « C’est génial ce qu’il essaie de faire, ça devrait nous inspirer, nous, herreños, pour faire bien plus de projets en ce sens. » Quelques jours plus tard, autre son de cloche du responsable d’une équipe d’employés de medio ambiente qui s’apprête à planter une autre salve de pousses : « Mais je comprends pas, pourquoi tu mets pas des arbres fruitiers sur ces collines plutôt qu’une forêt ? »

« Poursuivre le travail de quelqu’un guidé par le même idéal écologique »

Ce matin-là de mi-février, comme chaque jour, l’exploitation est noyée dans la brume humide portée par les alizés, cette « pluie horizontale » récurrente aux Canaries qui ne dépose son eau que si un obstacle se présente sur sa route. Au gré des vents, les deux volcans disparaissent, puis réapparaissent. Les pieds trempés mais enthousiaste, Michal Mos, qui a dépensé avec son associé « environ 10 000 euros par an » pour entretenir l’exploitation « expérimentale, et loin d’être rentable jusqu’à maintenant » a du mal à croire que sept employés s’affairent en ce moment même à la plantation.

Qui, parmi les gens normaux de ce monde, n’aurait pas abandonné après autant de temps ?

M. Mos

« Qui, parmi les gens normaux de ce monde, n’aurait pas abandonné après autant de temps ? », interroge, rigolard, le biologiste à la queue de cheval surmontée d’un chapeau de cowboy. Il détonne avec son pantalon rouge framboise, son pull orange et sa doudoune verte, au milieu de la trentaine d’avocatiers en fleurs, bien moins productifs que dans les cultures irriguées, et avec des fruits bien plus petits.

« Il faut que ce soit ça, à terme, le nouvel avocat standard, car en ce moment ce fruit est l’un des tueurs de notre planète ! », jure-t-il, navigant à son aise d’un coin à l’autre du verger, jusqu’à l’unique citronnier, « qui produit 200 kg de citrons par an sans irrigation ». À développer. Il a l’air de vivre pour ça, les défis, lui qui est installé depuis huit ans ici. Peu importe l’immensité de la tâche sur une île lointaine, où l’approvisionnement en matériel et ressources est souvent onéreux, et où tout semble plus lent qu’ailleurs.

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« À l’époque, une amie m’avait appelé : ‘Michal, il y a un beau terrain en vente, viens le voir’ », se souvient Michal Mos. « Pas intéressé », avait-il répondu. Il n’avait pas les financements. « Et puis finalement, j’y suis allé, et une fois là, je suis tombé amoureux de cette exploitation ! », raconte avec son éternel engouement le quadragénaire qui travaille sur l’adaptation de l’agriculture au changement climatique depuis plusieurs années.

Avec un associé, ils ont investi. « C’était l’opportunité de poursuivre au moins quinze ans de travail de quelqu’un qui était guidé par le même dessein écologique : récolter l’eau des nuages, et ensuite celle des arbres, pour faire de l’agriculture. Ce sont tous ces efforts que l’ancien propriétaire a mis dans cet endroit qui m’ont fait craquer ! »

Ces arbres fonctionnent littéralement comme des filets : quand les nuages arrivent, les feuilles et les branches se couvrent de gouttelettes.

M. Mos

Autour de lui, de chaque côté du verger, deux lignes d’hayas – Morella faya, son nom scientifique – bien touffus avec leurs très fines feuilles formant une multitude de petits bouquets jouent déjà ce rôle. Ce sont ces arbres endémiques de l’île, typiques de la laurisylve, une forêt humide subtropicale que l’on trouve sur les différentes îles de la Macaronésie, qui protègent du vent et surtout qui alimentent en eau le verger, épaulés par l’eau récoltée sur le toit de la cabane adjacente.

Vue depuis l’une des collines, où le brouillard cache le verger en bas à droite.

« Ces arbres fonctionnent littéralement comme des filets : quand les nuages arrivent, les feuilles et les branches se couvrent de gouttelettes, qui glissent le long du tronc jusqu’aux racines, qui distribuent l’eau au sol », explique Michal Mos. Il suffit de jeter un œil aux avocatiers pour constater que les plus proches des hayas sont, de loin, les plus fournis en fruits, bien que très abîmés par les vents surpuissants – 130 km/h – qui ont frappé l’île en décembre dernier.

C’est pour rendre cette exploitation durable et résistante aux aléas climatiques, que Michal Mos s’était fixé une condition avant de l’acheter : y associer les deux collines voisines, balafrées par l’érosion et aujourd’hui en cours de reforestation, ainsi que le terrain jouxtant le verger de 1,2 ha pour y planter à l’avenir un verger mixte, composé notamment de citronniers, plus productifs avec moins d’eau que l’avocatier, et traversé par des doubles rangées d’hayas.

En amont, le biologiste, méticuleux, avait collecté de très nombreuses données climatiques sur El Hierro, grâce notamment à des capteurs d’humidité et aux cinq onéreuses stations météorologiques qu’il a installées sur l’île, dont une se trouve désormais sur l’exploitation.

« Cette manière de cultiver est celle qu’employaient les premiers habitants d’El Hierro »

Grâce à ces data, il a constaté que les « étés sont extrêmement chauds, le drainage de l’eau excessif, les vents très puissants, qu’il fait de plus en plus sec depuis cinq ans, et que les épisodes de calima – un vent chaud et chargé de sable venu du Sahara – sont bien plus nombreux désormais ». Dès lors, sans forêt, il assure « que le verger ne pourrait pas survivre très longtemps ». Car là-haut, en été, la chaleur est assommante. En 2024 quatre pruniers sont morts, n’ayant pas résisté à une sécheresse permanente. Le bois devrait servir de puits d’humidité, et y ainsi y remédier.

Michal Mos sur l’une des collines, et au second plan, son verger encadré par les hayas.

Il espère pouvoir planter le deuxième verger « d’ici à trois ans ». « Si tout se passe bien, le verger devrait être très productif ! » En attendant, il vend notamment ses avocats à Marcos, chef cuistot du seul restaurant gastronomique de l’île, pour qui « chaque plat est un gisement archéologique ». Ce dernier se retrouve totalement dans sa démarche : « Cette manière de cultiver est celle qu’employaient les premiers habitants d’El Hierro, les Bimbaches, déjà confrontés au manque d’eau. »

Je ne veux pas dire que c’est la solution, mais au moins nous essayons.

M. Mos

Dans la pépinière de l’île qui fournit l’exploitation, Jose Javier Garcia, son responsable, et fin connaisseur de la flore d’El Hierro parle « d’une initiative qui fait que les gens d’ici, d’abord circonspects, partisans du ‘il faut voir pour apprendre’, commencent à s’y intéresser, ils voient que les avocatiers donnent des fruits, ils en parlent entre eux dans les cafés de l’île. L’idée va faire son chemin ! » Le voisin d’exploitation de Michal Mos, l’a promis, lui : « Si tu réussis, je vais faire la même chose. » Et le biologiste de préciser : « Je ne veux pas dire que c’est la solution, mais au moins nous essayons, pour mieux faire face à un avenir peu réjouissant. »

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