Les éducateurs de rue, rempart social
En janvier, le président du conseil départemental du Nord, Christian Poiret, annonçait une baisse de 25 % des financements de la prévention spécialisée. Après la mobilisation des travailleur·ses sociaux, l’élu est revenu sur cette décision. Reportage à Roubaix auprès des éducateur·ices de l’association Horizon 9.
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« Détacher le concept d’autorité de la domination » Travail social : « On craint de devenir des agents de probation »Comme plusieurs fois par semaine, Romane, psychologue, et Alassane, éducateur, arpentent les rues de Roubaix, ville la plus pauvre de France. Tous deux travaillent pour l’association de prévention spécialisée Horizon 9. Le binôme se dirige vers le quartier du Pile. En ce mois de février, le temps n’est pas au rendez-vous. Il pleut. Pas une « drache », comme on désigne ici une averse, seulement un crachin.
Des petites maisons mitoyennes en brique laissent place à plusieurs immeubles plus récents. La plupart sont des logements sociaux. La place, habituellement bondée, est désertée. Au bout de quelques minutes, Alassane hèle un jeune qui passe. « Hey ! Ça va ou quoi ? Tranquille ? Tu reviens de l’école là ? » Le gamin d’environ 14 ans le salue. Ils se connaissent depuis plusieurs années.
Beaucoup de jeunes refusaient de parler parce qu’on était dans un bureau. Ici, je gagne dix ans de prise en charge.
Romane
Cette interaction anodine pour beaucoup est essentielle au travail de rue. « Il est calme mais je veille à ce qu’il n’ait pas de mauvaises fréquentations, qu’il ne traîne pas trop dehors et qu’il continue d’aller à l’école », explique Alassane. L’idée est d’observer mais aussi de se faire voir. Une présence dans le quartier qui permet de se rendre identifiable auprès des jeunes et des familles. Dans une rue adjacente, trois femmes s’affairent à décharger une machine à laver. « Salut Alassane ! », lance l’une d’elles. Les deux collègues finiront par l’aider à porter la machine à laver chez elle.
Romane, elle, travaille chez Horizon 9 depuis deux ans. « Avant je travaillais au CMP [centre médico-psychologique] et beaucoup de jeunes refusaient de parler parce qu’on était dans un bureau. Ici, je gagne dix ans de prise en charge, les gamins ont déjà confiance en l’éducateur », raconte la jeune femme. Lorsque le duo croise des personnes, elle ne se présente pas en tant que psychologue. « On fait des sorties d’abord, on discute et après naturellement ils me demandent qui je suis. » Une façon de dédramatiser la psychologie. La santé mentale devient accessible.
Des anecdotes, ils en ont mille. Des résultats, aussi. « Pourquoi sont-ils en colère ? C’est difficile de relier colère et comportement de délinquance. Jamais ils n’auraient consulté ou fait une introspection tout seuls », constate Romane. Souvent décrits comme invisibles, les travailleur·ses de rue sont tout le contraire. « On prévient notamment la délinquance et ça, peu de personnes le perçoivent », renchérit Alassane.
On nous reconnaît, ce qui nous donne une crédibilité et une confiance.
Abdelaziz
Le travail de rue est la base de la prévention spécialisée. Sans lui, le reste serait impossible. Mais il ne représente finalement qu’une infime partie du quotidien des éducateurs et éducatrices spécialisé·es. Les missions sont multiples. Les publics aussi. L’association se déploie dans quatre villes du Nord : Hem, Roubaix, Wattrelos et Lys-lez-Lannoy. En tout, les 24 éducateur·rices accompagnent près de 1 400 jeunes sur le territoire, un chiffre qui a doublé en trois ans en raison, notamment, d’une précarité grandissante.
(Re)faire du lien
Au complexe scolaire Émile Zola de Wattrelos, Abdelaziz est connu comme le loup blanc. Les collégien·nes viennent lui serrer la main dans la cour. Ils discutent de tout et de rien. L’éducateur est à mi-temps au collège, en poste Alses (acteur de liaison sociale en environnement scolaire). « On nous voit dans le quartier et à l’école. On nous reconnaît, ce qui nous donne une crédibilité et une confiance », sourit Abdelaziz. Au-delà du lien, l’éducateur s’occupe aussi des médiations. Que ce soit à la suite d’une bagarre entre deux élèves ou entre la famille et l’établissement, il est partout. Selon lui, certaines familles n’ont pas confiance en l’Éducation nationale. Il faut alors restaurer un dialogue.
Le dispositif Alses n’est déployé que sur des collèges prioritaires. Pour pallier ce manque, des éducateur·rices d’Horizon 9 organisent des permanences pendant la pause du midi dans d’autres établissements. Gautier et Fantine ouvrent tous les vendredis le foyer du collège Raymond-Devos à Hem. La petite salle se remplit en quelques minutes. Les discussions fusent. « Wesh, tu l’aimes encore ou quoi ? », crie une ado. Les garçons se précipitent vers les canapés en plastique. Ils se montent dessus, tapent sur les tables. Des enfants, en somme.
Fantine s’assoit à côté d’eux. Il y a trop de bruit. Elle fait sortir quelques collégiens de la salle. Puis le calme s’installe. « T’as su que Farouk s’était fait virer ? », demande un collégien. Fantine fait signe que non. « C’est un malade en même temps », poursuit la jeune fille. L’éducatrice reprend calmement : « Non, tu sais, parfois c’est compliqué pour certaines personnes d’être à l’école. » Sans juger, ni s’exclamer, Fantine instaure une relation de confiance avec les jeunes.
On dit souvent que le niveau des élèves baisse, mais c’est leur estime de soi qui est en chute.
G. Paciocco
Car l’idée est aussi, comme le nom de son métier l’indique, de faire de l’éducation. En complément de l’école, l’association apporte un renfort sur certaines problématiques qui dépassent l’Éducation nationale. Quand une expulsion temporaire d’un élève est prononcée, l’ado peut être accueilli à l’association. « Ça permet aux parents de savoir que leur enfant sera pris en charge pour travailler sur le motif de cette exclusion », explique Bawélé, chef de l’équipe éducative de Wattrelos.
Accompagner les projets
« L’idée, c’est que les jeunes ne se voient pas uniquement comme des ‘problèmes‘ », continue l’éducateur. Éviter le décrochage scolaire est une de leurs principales missions. Dans ce dessein, et avec l’étroite collaboration de l’établissement, des projets voient le jour, comme les chantiers. Les classes de Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), souvent stigmatisées, réalisent des projets avec Horizon 9, comme la réhabilitation d’une maison de quartier.
Rendre concret leur apprentissage est quelque chose d’essentiel pour le responsable Segpa du collège Nadaud, Gianni Paciocco : « On voit les effets sur eux, ils ont le sentiment d’être utiles. » Cette année, les jeunes rénovent la Maison pour tous. Un local utilisé depuis peu par un partenaire, l’ancien ayant brûlé pendant les émeutes de 2023.
Avec les différentes structures qui m’ont accompagné, je vois une nette amélioration de ma confiance en moi.
Florian
Les murs sont propres, les plinthes refaites : « Et pour ça, les jeunes ont besoin de mathématiques, de français, ils mettent en application leurs apprentissages », explique Bawélé. L’année dernière, leur travail a ensuite été valorisé : vernissage avec leurs parents, les professeurs et même le principal, Moumin Mimedi. Pour lui, les jeunes « donnent du sens à ce qu’ils font ». « On dit souvent que le niveau des élèves baisse, mais c’est leur estime de soi qui est en chute », ajoute Gianni Paciocco.
La vie active : un moment charnière
L’association accompagne des jeunes de 11 à 25 ans, jusqu’à l’entrée dans la vie active. En partenariat avec les missions locales, Horizon 9 les aide à s’insérer professionnellement. Abdelkader s’occupe de tout ce pan du milieu de la prévention spécialisée de l’association. Cette semaine, un forum de l’emploi est organisé à la mission locale de Croix. Peu de stands sont présents, l’événement se déroule en petit comité. Une salle de jeux vidéo est installée au fond. Ici, les jeunes ne sont pas forcés d’aller discuter avec les employeur·ses.
Pour Abdelkader, il faut « dédramatiser et faire du maillage individuel et collectif ». L’éducateur a emmené six jeunes sur place. « Tu vois, ils sont venus en jogging, on ne veut pas qu’ils fassent un blocage. Si on leur parle d’emploi, certains ne vont pas venir. Là, on leur laisse le choix », explique Djelali, salarié de la mission locale.
Florian a 22 ans. Il connaît Horizon 9 depuis sept ans maintenant. « À la base je n’aimais pas les études. Je suis parti en CAP boulangerie, et Horizon 9 puis la mission locale m’ont aidé à trouver des stages, à passer le permis, à financer ma trottinette. » Ce passionné de boulangerie peut parler des heures de l’odeur du pain, de ses alvéoles. Il est venu à ce « sprint pour l’emploi » afin de déposer un CV dans une boîte d’intérim. Assez timide, le jeune homme garde espoir, même s’il admet avoir « eu souvent des échecs ». « Avec les différentes structures qui m’ont accompagné, je vois une nette amélioration de ma confiance en moi. »
« On nous aide, donc on rend la pareille ! »
Les aides apportées sont toujours soumises à la libre adhésion. « On écoute les demandes, les besoins et ensuite on agit en conséquence », soutient Bawélé. Meriem, 18 ans, a connu Horizon 9 au collège. Elle a repris contact avec l’asso il y a peu pour monter un projet avec son amie Feriel : une aide alimentaire pour les gens du quartier, notamment les personnes âgées ou les foyers monoparentaux. Son souhait est né d’un constat : beaucoup de personnes n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Alors, chaque dernier jeudi du mois, plusieurs jeunes cuisinent.
Nous sommes le dernier maillon de la chaîne du social.
J. Achahbar
Ce jour-là, en plus des deux jeunes filles, trois garçons sont présents. Après avoir fait les courses, il est temps d’éplucher les oignons. Raouf, Mehdi et Hatem s’activent pour préparer les 80 portions de pâtes à la bolognaise. Les trois amis n’ont pas vraiment l’habitude de faire à manger. « Les éducs ont fait plusieurs trucs pour nous, les stages, le permis… », expliquent-ils. L’un est entraîneur dans un club de foot, l’autre est plutôt tourné vers la mécanique. « Je pense qu’on aurait été moins actifs sans eux. » Alors, quand on leur a proposé de participer, la réponse a été évidente : « Bah, on nous aide, donc on rend la pareille ! », lâche Raouf, étonné qu’on lui pose la question.
Les résultats, difficilement quantifiables, sont pourtant là. « La nature n’aime pas le vide, dit Jamal Achahbar, directeur de l’association. Qui va prendre notre place si nous ne sommes plus là auprès des publics vulnérables ? Des réseaux qui vont amener les jeunes à être en danger. » « On va vers les gens, ajoute-t-il. Vers des gens qui sont en rupture. Nous sommes le dernier maillon de la chaîne du social. » Un rempart qui demande du temps et des moyens.
Toutes et tous ici croient en leur métier. Parfois, il y a des moments de rupture. Souvent, ça ne fonctionne pas directement. « On gère ces moments, mais ça prend du temps », constate Abdelaziz. Pour Alassane, être éducateur de prévention, c’est « essayer d’éteindre un incendie avec un pichet d’eau ». Mais s’ils n’étaient pas là, le feu se propagerait sans doute plus rapidement.
Après plusieurs manifestations, le département du Nord est revenu sur les coupes budgétaires annoncées. Jamal insiste : « On évite tous les jours des placements [en Maison d’enfants à caractère social, NDLR] qui coûtent 170 euros par jour contre 4,72 euros pour un éduc de rue. » Des « professionnel·les du lien social » passionné·es qui ont fait naître une vocation en Meriem. La jeune femme vient de déposer une candidature pour devenir éducatrice.
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