En Seine-et-Marne, 77 verriers soufflés par le profit

À Bagneaux-sur-Loing, l’entreprise Keraglass, propriété des groupes Saint-Gobain et Corning, a annoncé un plan de licenciements touchant plus de 30 % des salariés. En grève, le personnel accuse Saint-Gobain de les sacrifier pour réaliser toujours plus de bénéfices.

Pierre Jequier-Zalc  • 19 mars 2025 abonné·es
En Seine-et-Marne, 77 verriers soufflés par le profit
© Pierre Jequier-Zalc

« De mes mains de verrier / Usées, brûlées, ridées / Matière j’ai maîtrisée / Noblesse fut créée. » À la sortie de la gare de Bagneaux-sur-Loing, au sud de la Seine-et-Marne, l’histoire industrielle de la ville est matérialisée dans une grande fresque accompagnée d’un poème de Bernard Bellenfant. Voilà des décennies que les verriers font la fierté – et la célébrité – de la ville. Jusqu’à quand ? L’usine de Keraglass, qui produit des plaques de vitro­céramique pour les poêles à bois et des plaques de cuisson, vient d’annoncer un vaste plan de licenciements : un tiers de ses effectifs.

Soixante-dix-sept personnes sont concernées. Une saignée sans précédent dans cette usine vieille de trente ans. « Mon père était déjà verrier ici, il est parti en retraite anticipée en 2019 », raconte Joffrey Cadoret, la trentaine. Cette année-là est celle d’un premier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). « À l’époque, on avait réussi à négocier le fait qu’il n’y ait que des départs volontaires », raconte Nicolas Bruant, délégué syndical CGT. Joffrey, qui a évité de justesse le licenciement, s’en souvient bien : « À la base, je devais faire partie de ce PSE, mais j’ai pu être sauvé. »

(Photos : Pierre-Jequier-Zalc.)

Deux ans plus tôt, lorsqu’il intègre l’usine, le proverbe régional – « Quand tu entres à Keraglass, t’es tranquille jusqu’à la retraite » – est à l’opposé de ce qu’il va connaître. En 2019, les résultats de l’entreprise sont dans le rouge, alors que le marché de la vitrocéramique connaît un chamboulement. En cause, l’arrivée en force de la concurrence chinoise.

Une concurrence que les salariés dénoncent férocement. Depuis plusieurs années, Keraglass a arrêté d’utiliser de l’arsenic, un élément toxique remplacé par de l’étain dans le processus de fabrication. Les Chinois, eux, n’ont pas pris ces mesures. Et vendent donc leur production près de 40 % moins cher, sans contrainte. « C’est une concurrence déloyale », tonne, sur le piquet de grève, Marianne Margaté, sénatrice communiste de Seine-et-Marne qui promet d’interpeller le ministre sur ce sujet.

Pas assez de dividendes

Malgré cela, six ans après le premier PSE, les chiffres de l’entreprise sont bien moins inquiétants. Mieux, en 2024, Keraglass a réalisé plusieurs dizaines de millions d’euros de bénéfices, jugés insuffisants par la direction d’EuroKera, le groupe qui détient Keraglass et trois usines de finition qui exportent partout dans le monde. Selon les dirigeants, les prévisions à horizon de trois ans sont mauvaises et obligent à réduire les coûts salariaux de plusieurs millions d’euros par an.

« Afin de maintenir sa pérennité face à un marché en pleine mutation, EuroKera […] a récemment remis à ses représentants du personnel les documents relatifs à un projet de transformation visant à adapter son organisation », justifie la direction auprès de Politis. Des arguments inaudibles pour les salariés. Ces derniers mettent en parallèle ces « prévisions » et les incroyables dividendes touchés par les actionnaires du groupe Saint-Gobain, l’un des deux détenteurs d’EuroKera, avec Corning.

Les verriers de Saint-Gobain doivent se retourner dans leur tombe quand on voit les banquiers qui sont désormais à la tête du groupe.

En 2024, le groupe multicentenaire, un des leaders du CAC 40, a réalisé un résultat d’exploitation de 5,3 milliards d’euros ! « Mais ça ne leur suffit pas, ils en veulent toujours plus. Toujours plus de pognon. Et nous, on ne leur en rapporte pas assez », s’énerve Nicolas Bruant, qui assure que Keraglass a fourni plus d’un milliard d’euros de bénéfices au groupe depuis sa création. 

Cette décision de licencier a des conséquences en chaîne. En plus des 77 salariés de Keraglass, 83 salariés de l’usine de finition d’EuroKera à Chierry (Aisne) sont également menacés. Une saignée sociale d’envergure pour Saint-Gobain, qui, par cette décision, renie toute une partie de son histoire autour du verre et de sa transformation. L’entreprise, en effet, a été créée au XVIIe siècle par Colbert, sous le nom de Manufacture royale des glaces. « Les verriers de Saint-Gobain doivent se retourner dans leur tombe quand on voit les banquiers qui sont désormais à la tête du groupe », tacle, sur le piquet de grève, un salarié.

(Photos : Pierre Jequier-Zalc.)

Dans le sud de la Seine-et-Marne, être verrier est une fierté qui se transmet de génération en génération. Pourtant, comme bon nombre de bastions industriels français, les usines du coin disparaissent petit à petit. Le maire de la ville, et ancien verrier, Claude Jamet (DVG) avait fait parler de lui il y a plus de dix ans en s’enchaînant aux grilles d’une usine de verre en liquidation, mettant deux cents salariés sur le carreau. Une fermeture qui suivait celle, encore plus importante, de Thomson, l’ex-fleuron de la transformation du verre pour des téléviseurs.

Première étape vers la fermeture ?

Thomas*, désormais électromécanicien chez Keraglass, travaillait chez Thomson à l’époque. « Forcément, ce PSE m’inquiète. J’ai déjà connu ça et c’est très dur à vivre, ça fracasse des vies », souffle-t-il. Le salarié se sent particulièrement sur la sellette : sur les douze électromécaniciens, la direction a déjà annoncé qu’elle n’en garderait que cinq. « Surtout, nos métiers sont très techniques, très précis, c’est dur d’envisager des reconversions », embraie Joffrey.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Dans un bassin en pleine désindustrialisation, les 77 verriers sur le carreau savent tous la difficulté qu’ils auront à retrouver un métier dans leur champ d’expertise. Voire un métier tout court. Plusieurs autres entreprises de la région ont récemment mis la clé sous la porte, comme la sucrerie de Souppes-sur-Loing, débouchant sur plus de cent licenciements.

De son côté, la direction d’EuroKera assure « qu’en aucun cas » ce plan de licenciements « ne porte sur la fermeture de l’usine ». Une affirmation qui fait débat chez les salariés. Sur le piquet de grève, les discussions vont bon train à ce propos. Pour certains, ce PSE est la première étape vers la fermeture totale. Mais pas pour Nicolas Bruant, en charge des négociations avec la direction. « C’est simplement une restructuration de sauvages, ils veulent répartir la charge de travail du tiers qu’ils licencient sur les deux tiers qui restent », affirme-t-il.

On veut que la direction remballe purement et simplement cette restructuration sauvage.

N. Bruant

Au cours des premières réunions de négociations, la direction a appuyé sur la nécessité, pour les salariés, d’avoir une « multipolyvalence ». Une manière à peine dissimulée de dire que les personnels devront savoir tenir plusieurs types de postes. « Dans le cadre des opérations envisagées, les effectifs de l’entreprise seraient ajustés en fonction de son volume d’activité », rétorque, de son côté, la direction.

Grève de sécurité

Cette nouvelle organisation inquiète particulièrement les organisations syndicales. « Vos élus doutent sérieusement d’un résultat final [des négociations] respectueux de nos métiers, de nos conditions de travail et de notre sécurité », peut-on lire sur le tract distribué à l’ensemble des équipes à la sortie de la réunion qui s’est tenue le 13 mars avec la direction.

Sur le même sujet : « La grève comme modalité d’action n’a rien d’évident »

La sécurité préoccupe fortement Mathieu Poppe, conducteur de four, à Keraglass depuis dix ans. « Moins on est spécialisé, moins on a de compétences et plus on peut prendre une mauvaise décision. Sauf que, dans notre usine, la moindre erreur peut être fatale. » Pour les salariés comme pour la population environnante, sachant que l’usine Keraglass est classée Seveso.

(Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

Cet impératif impose aux salariés de réaliser une « grève sécurité » : un mouvement social qui permet de préserver l’outil de production en ne lâchant pas les postes nécessaires. Le four chauffe donc encore, comme la colère des salariés, très déterminés. Du côté de la CGT, on espère qu’aucune organisation syndicale ne signera ce PSE. « On ne peut pas négocier l’innégociable. On veut que la direction remballe purement et simplement cette restructuration sauvage », assène Nicolas Bruant.

Sans donner plus d’indications, il promet que, si la direction s’obstine, le mouvement pourrait se radicaliser. Pour préserver le savoir-faire des verriers de Bagneaux-sur-Loing. Pour que ceux-ci ne soient pas un souvenir dévolu aux livres d’histoire. Et pour que la fin du poème de Bernard Bellenfant ne devienne pas une prophétie collective. « Dans ma vie de verrier/Des luttes fatiguées/Mon visage s’est ridé/Je vais me retirer. »

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