Lutte contre l’antisémitisme : une proposition de loi scélérate

L’ancien député écologiste européen Alain Lipietz dénonce un texte qui, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, ne vise qu’à rajouter une couche de plus aux restrictions à la liberté d’opinion et d’expression.

Alain Lipietz  • 31 mars 2025
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Lutte contre l’antisémitisme : une proposition de loi scélérate
L'hémicycle de l'Assemblée nationale, le 12 octobre 2023.
© Michel Soudais


Denis Sieffert a bien raison de qualifier de « très problématique » la tribune, signée par François Hollande, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Gabriel Attal et de nombreux élus Renaissance, intitulée « Pour que l’antisionisme ne serve plus de prétexte à l’antisémitisme ! » (1). Mais il y a pire. Cette tribune en fait vise à soutenir une proposition de loi des mêmes auteurs, à faire se dresser les cheveux sur la tête.

1

Le Monde, 21 mars.

N’épluchons pas plus que Denis Sieffert l’indécence de la tribune. Le plus grave est d’assigner aux juifs le devoir d’être sionistes, de penser comme Herzl qu’ils constituent un peuple qui doit s’émanciper en émigrant vers un État juif en Palestine. À la sortie des camps, les survivants de la Shoah ont au contraire majoritairement choisi de rentrer « chez eux » (ce fut le cas, en France, de ce qui restait de ma famille paternelle) ou de se réfugier aux États-Unis. Un détail : nos auteurs écrivent : « L’antisionisme est un révisionnisme » parce qu’il revient sur la résolution de l’ONU de novembre 1947 créant l’État d’Israël.

Sur le même sujet : Antisionisme et antisémitisme : une tribune très problématique

Or cette résolution crée en même temps l’État palestinien. Cet ex-président, ces 3 ex-premiers ministres, ont-ils reconnu l’État palestinien quand ils étaient au pouvoir ? Non. Donc : eux aussi, « révisionnistes ». Mot d’ailleurs à ne surtout pas accoler à « sionisme » : le « sionisme révisionniste » de Jabotinski, Shamir, Begin, de l’Irgoun et du groupe Stern se caractérise par l’usage intensif du terrorisme : attentat de l’hôtel King David (91 morts), assassinat du comte Bernadotte et du colonel Sérot (représentants de l’ONU à Jérusalem), multiples massacres poussant les civils palestiniens à fuir leur pays…

La tribune se termine par un appel à une loi, « pas pour museler la critique légitime de la politique d’un gouvernement israélien mais pour condamner l’antisionisme qui frappe, l’antisionisme qui viole, l’antisionisme qui discrimine, l’antisionisme qui humilie ». Pourquoi pas ? Cette proposition de loi, nous pouvons la lire. Vise-t-elle à aggraver les peines pour « les coups, les viols, les discriminations motivées par l’antisionisme » ?

Le droit international reconnaît la légitimité des résistances anticoloniales.

Pas du tout. Il s’agit essentiellement d’amender l’article 421‑2‑5 du code pénal, issu d’une loi qui visait le terrorisme commis contre des résidents français : « Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Le mot « antisionisme » n’apparaît même pas dans l’ensemble de ces amendements ! Voici les premiers : « Rajouter : ‘ou indirectement’ et ‘Est puni des mêmes peines le fait de tenir publiquement des propos présentant des actes de terrorisme comme une légitime résistance.' »

Problème : la plupart des mouvements de résistance ont commis des actes de terrorisme, et il est bien évident que tous les historiens ou journalistes honnêtes rapportant de tels actes expliquent pourquoi il y avait légitimement résistance, qu’il s’agisse de l’Irlande du Nord, de la Birmanie, du Sri Lanka, de la Palestine… ou de l’Algérie. Le droit international reconnaît la légitimité des résistances anticoloniales (y compris des minorités opprimées) mais précise que le droit humanitaire international (ne pas s’attaquer aux civils) s’applique aussi aux « forces armées non étatiques ».

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Ce que précisément « révise » la proposition de loi : « Le fait, pour toute personne qui, sans juger de manière favorable des actes de terrorisme ou leurs auteurs, minore, relativise ou banalise publiquement lesdits actes, ou relativise publiquement le danger représenté par les auteurs de ces actes, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. » Ainsi, même si vous condamnez une action terroriste, vous serez condamné si vous la « relativisez » par un contexte colonial.

Supposons donc cette loi adoptée en France, et prenons un exemple concret : la Bataille d’Alger, où des militantes du FLN, incontestablement motivées par la résistance à l’occupation française, ont posé des bombes dans des cafés fréquentés par des Européens ou dans les cantines des facs, faisant plus de 300 morts.

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Voici comment Wikipédia présente leur action, entrée « Femmes algériennes pendant la guerre d’Algérie » : « Pour toutes, les discriminations subies par le peuple algérien, la soumission au statut d’indigène, et les violences de la répression coloniale liées au racisme et à la dépossession foncière les amènent à défendre la cause de l’indépendance… Les femmes sont de plus témoins des arrestations, des meurtres, des tortures et des humiliations diverses des membres de leur famille. » Typiquement, ici : une « relativisation du terrorisme ». Allez ouste ! Un an de prison pour les auteurs de cette notice, 45 000 euros d’amende pour la fondation Wikimedia.

Si la loi Hollande-Attal avait existé en 1960, elle aurait conduit en prison les plus célèbres écrivains français de l’époque et deux futures panthéonisées.

À l’époque, l’arrestation d’une de ces « terroristes », violée et torturée par l’armée française, et sa condamnation à mort, suscitèrent la création d’un Comité pour Djamila Boupacha, présidé par Simone de Beauvoir, et qui comprenait Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Aimé Césaire, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillon… Si la loi Hollande-Attal avait existé en 1960, elle aurait conduit en prison les plus célèbres écrivains français de l’époque et deux futures panthéonisées ! Tandis que Charles De Gaulle graciera Djamila Boupacha et Djamila Bouhired

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Et au fait, « l’antisémitisme » dans cette proposition de loi scélérate ? Ah, il y figure ! Cette fois pour modifier la loi sur la liberté de la presse. L’article 69, « renforçant la protection des maires et élus » dans les DOM-TOM, est remplacé par… « visant à lutter contre les formes renouvelées d’antisémitisme ».

Comprenne qui pourra le choix d’un tel cavalier législatif, supprimant la protection des élus des DOM-TOM qui ont aujourd’hui pour ministre Manuel Valls… En réalité, sous le beau masque de la lutte contre l’antisémitisme, cette loi ne vise qu’à rajouter une couche de plus aux restrictions à la liberté d’opinion et d’expression « en général », quand elle explique les combats pour la liberté en particulier, même quand elle désapprouve certaines méthodes.

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