L’État binational, une idée juive
L’idée d’un État commun a été défendue dès 1925, par l’organisation Brit Shalom et par des prestigieux penseurs juifs, avant de s’évanouir au profit d’une solution à deux États. Mais cette dernière piste est devenue « impraticable » au regard de la violente colonisation perpétrée à Gaza et dans les territoires palestiniens occupés aujourd’hui. Quelle autre solution reste-t-il ?
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En Cisjordanie occupée, la crainte d’une « nouvelle Nakba » « Israël est passé d’une ethnocratie à une dictature fasciste »Prononcer ces mots peut valoir aujourd’hui de graves désagréments dans la sphère médiatique. Dites « État binational », mot d’ordre antisioniste par nature, et vous courez le risque d’être accusé d’antisémitisme. L’évocation de ce système politique met en furie l’extrême droite au pouvoir en Israël, ses soutiens en France, et tous les partisans de l’amalgame antisionisme-antisémitisme, ministres de l’Intérieur et de la Justice en tête. Voilà pourtant un immense paradoxe.
Car l’État binational est une idée juive. Elle a été défendue dès 1925 par l’organisation Brit Shalom (Alliance pour la paix), puis en 1947 par quelques-uns des plus prestigieux penseurs juifs, comme Martin Buber et Hannah Arendt. « Nous visons une structure sociale basée sur la réalité de deux peuples vivant ensemble… Voici ce dont nous avons besoin, et non d’un ‘État juif’ », écrivait Buber en 1947. Mais la partition imposée par les Nations unies le 29 novembre 1947 a relégué l’État binational au rang d’utopie, et même d’utopie hostile pour le mouvement sioniste qui héritait d’un « partage » incroyablement favorable à la population juive.
En quelques années, l’État binational est devenu un mot d’ordre « arabe » destructeur d’Israël, et bientôt, un slogan « antisémite ». Au cours des années 1970, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) relança l’idée binationale, avant de privilégier à partir de 1974 la solution « à deux États » qui supposait la reconnaissance au moins implicite d’Israël, et qui se référait au droit international consigné notamment dans la résolution 242 de novembre 1967.
À la poubelle de l’histoire donc, l’État binational ? Pas tout à fait. L’intellectuel palestinien Edward Saïd, comprenant que les accords d’Oslo de 1993 étaient une fausse solution à deux États, en fut toujours un avocat ardent. Mais, dans la propagande sioniste, l’État binational était devenu l’arme des faibles, voire une ruse de l’antisionisme.
La solution à deux États est devenue ‘une plaisanterie dans les couloirs de l’ONU’.
Et voilà qu’un autre paradoxe a fait ressurgir cette solution à un État. C’est à force de coloniser les territoires palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est que les colons israéliens ont, à leur insu, redonné une actualité à la solution qu’ils exècrent entre toutes. L’ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, Elias Sanbar, a probablement raison d’affirmer que la solution à deux États est désormais impraticable du fait même de la colonisation.
Pour Craig Mokhiber, ancien directeur du bureau new-yorkais du Haut-commissariat aux droits de l’Homme à l’ONU, la solution à deux États est même devenue « une plaisanterie dans les couloirs de l’ONU ». Avec 750 000 colons, et plus encore, avec la préemption de vastes espaces réquisitionnés, la possibilité de créer un État palestinien viable, assuré d’une continuité territoriale, paraît de moins en moins réaliste.
« Du Jourdain à la Méditerranée »
Devenue en quelques mois la « bête noire » des pro-Israël, la Franco-Palestinienne Rima Hassan n’a pas manqué au gré de ses interventions publiques de faire valoir que c’est parce que la solution à deux États a été ruinée par Israël que l’État binational est devenu la solution démocratique la plus envisageable. Une solution qui devrait, en toute logique, enthousiasmer la France laïque, puisqu’il s’agirait d’un État dans lequel les deux peuples jouiraient de droits égaux.
Un système fédéral qui serait étranger à tout pouvoir théocratique. Mais nos laïques ici, voire nos « laïcards » quand il s’agit de faire la guerre à l’islam, deviennent communautaristes là-bas, toute honte bue, quand il s’agit d’Israël. Il ne se trouve pas grand monde, il est vrai, pour les mettre en face de leurs contradictions.
Si l’on constate, à regret, l’impossibilité de la solution à deux États, et que l’on est hostile, par nationalisme ethnique, à l’État binational, quelle autre solution ? Il en existe une, celle que le gouvernement d’extrême droite israélien tente de mettre en œuvre à Gaza. On peut la résumer en deux mots : expulsion et extermination. Ou, à défaut, une solution à un État, le grand Israël.
Un régime d’apartheid dans lequel les Palestiniens auraient l’obligation de se soumettre. MM. Netanyahou et ses alliés fascistes Ben-Gvir et Smotrich accompliraient ainsi le rêve historique du sionisme le plus extrême, celui conçu dans les années 1930 par Zeev Jabotinsky, dont le père de Netanyahou, émule de Mussolini, fut le secrétaire. C’est aujourd’hui, hélas, la tendance lourde de l’histoire. Celle qui ferait aussi les « affaires » de Donald Trump.
Raison de plus pour relancer le débat sur l’État binational. Mais un autre mot d’ordre a surgi, notamment sur les campus américains : « From the river to the sea ». « Du Jourdain à la Méditerranée » peut apparaître comme un succédané de l’État binational, mais sûrement pas son équivalent. Il pousse à l’hystérie les élites pro-Israéliennes, et trumpistes, en guerre contre les étudiants d’Harvard, de Columbia ou de Sciences Po Paris. Il s’apparente à la destruction pure et simple d’Israël en tant qu’État juif.
C’est pour les zélateurs du gouvernement israélien, une cible toute désignée plus facile à combattre que la solution à deux États, à la fois conforme au droit international et admise par les leaders historiques de l’OLP qui avaient reconnu le droit à l’existence d’Israël. Il sonne plus radical encore que les textes les plus récents du Hamas, et rappelle la charte de 1988 du mouvement islamiste.
Le gouvernement israélien, bien aidé par Donald Trump, met en œuvre méthodiquement sa « solution » à un État.
On peut juger ce slogan provocateur, et totalement irréaliste en regard du rapport de force actuel. Politiquement, c’est-à-dire en tenant compte de la réalité présente, il a surtout l’inconvénient d’alimenter le fantasme de la menace existentielle qui pèserait sur Israël, qui constitue l’un des arguments les plus mobilisateurs des diasporas, en France notamment.
Une solution ou un rêve ?
Mais, nous nous trouvons là en face d’un autre paradoxe. Car si le slogan propalestinien « du fleuve à la mer » est totalement irréaliste, et aussi éloigné que possible de la tendance actuelle, il est en train de se réaliser au profit des juifs israéliens. On devrait d’ailleurs dire « de la mer à la rivière ». C’est exactement l’itinéraire historique de la colonisation qui passe par l’annexion de la Cisjordanie.
La puissance médiatique d’Israël et de ses soutiens en Europe et aux États-Unis réussit ce tour de force de faire peur avec un slogan qui n’a aucune réalité, tandis que le gouvernement israélien, bien aidé par Donald Trump, met en œuvre méthodiquement sa « solution » à un État, « de la mer à la rivière », qui conduit à un système d’apartheid officiel, dans l’héritage raciste de l’Afrique du Sud d’avant Mandela.
L’État binational reste une référence historique. Une solution antiraciste pour un avenir incertain.
Les dirigeants israéliens ont d’ailleurs tout prévu, même le cadre institutionnel de l’apartheid. N’est-ce pas le sens de la loi de juillet 2018 qui a proclamé Israël « État-nation du peuple juif ». Selon cette définition, la démocratie a disparu, et les derniers droits des Palestiniens, y compris ceux qui ont aujourd’hui la nationalité israélienne, sont menacés.
Dans ce contexte très défavorable aux Palestiniens, l’État binational reste donc une référence historique. Une solution antiraciste pour un avenir incertain. Dans l’absolu, il n’est pas la panacée. Un système réellement laïque et démocratique ne devrait plus connaître de références nationales ou binationales, mais uniquement des citoyens égaux en droits, quelles que soient leur religion ou leur origine ethnique dont toute mention disparaîtrait des papiers officiels. C’est la solution que tous les républicains devraient défendre.
Mais nous sommes là dans un rêve proche du délire quand la réalité est déterminée par un gouvernement fascisant qui tente d’annexer la Cisjordanie, et qui extermine à Gaza. Ajoutons que l’évocation des grandes figures de la pensée juive que sont Martin Buber ou Hannah Arendt ne gêne pas les dirigeants actuels d’Israël qui les détestent quand ils les connaissent. C’est toute la contradiction entre la culture juive et le sionisme. Une contradiction qui explique que Netanyahou peut sans scrupule s’acoquiner avec quelques-uns des pires antisémites de la planète.
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