« Je rêve encore de revenir en Ukraine »
Depuis 2014, avec l’invasion de la Russie en Ukraine, de nombreuses familles ont fui. Viktoria Tkachenko*, avec sa fille et son époux malade du cancer, ont été accueillis en France et sont hébergés dans un foyer versaillais. Elle raconte.
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© Genya SAVILOV / AFP
Depuis 2014, avec l’invasion de la Russie en Ukraine, de nombreuses familles ont fui. L’offensive russe de février 2022 n’a fait qu’intensifier le mouvement. Viktoria Tkachenko*, avec sa fille et son époux malade du cancer, ont été accueillis en France et sont hébergés dans un foyer versaillais. Elle raconte son quotidien en France loin d’une partie de ses proches restés au pays.
L’agression russe est entrée dans ma vie à deux reprises, une première fois en 2014, lorsque j’ai été obligée de quitter ma maison dans l’est de l’Ukraine pour sauver ma fille de 7 ans. Et puis cela s’est reproduit huit ans plus tard, à Kiev en 2022, lorsque l’invasion à grande échelle du territoire ukrainien a commencé.
Nous avons décidé de partir le 24 février pour rejoindre la France parce qu’une amie y avait trouvé du travail. Le voyage a duré deux semaines. Par le biais d’une application, une Française m’a assuré qu’elle nous accueillerait à Versailles. Nous savions qu’il y aurait un endroit où vivre, où manger, où dormir. Nous n’avions nulle part d’autre où aller. Mais nous ne pensions pas rester ici longtemps, nous étions confiants et pensions que la guerre prendrait fin quelques mois plus tard.
Au début je ne comprenais rien. Je n’avais pas d’impression, aucune émotion, j’étais perdue. Dès qu’il y avait un bruit de feu d’artifice ou de sirènes, je paniquais et voulais me cacher. Encore maintenant cela me stresse.
En Ukraine j’étais médecin spécialisée dans la biologie médicale et professeure d’université. Au début, j’ai continué à donner des cours à mes étudiants de Kiev à distance. Ensuite, j’ai travaillé à l’hôpital de Poissy pendant un an. Mais j’ai dû arrêter parce que mon mari, resté en Ukraine pour s’occuper de la logistique sur le front, est tombé malade en 2023. Il a été rapatrié en France pour traiter son cancer. À partir de là, j’ai consacré tout mon temps à m’occuper de lui.
Maintenant qu’il est stabilisé, mon objectif est de trouver du travail dans ma spécialité parce que je veux être utile. Mais ce n’est pas facile. Mon plus gros problème est la barrière de la langue. J’ai suivi les cours de français A1 avec France Travail. Mais pour aller dans les cours du niveau supérieur, c’est plus compliqué. Il n’y a pas assez de places, ou alors c’est payant. Parfois, c’est très loin et je ne peux pas me permettre de quitter mon mari. Pour lui, l’intégration est encore plus difficile parce qu’il est très malade. Il communique toujours à travers moi.
Comment penser au futur avec une vie qui change tous les trois ans ?
Sur le plan administratif, c’est vraiment le parcours du combattant. Je n’arrive jamais à comprendre les termes, ce qu’il est obligatoire de remplir ou ce qui ne l’est pas. Par exemple, pour la réinscription de ma fille au lycée, je n’avais pas compris qu’il fallait confirmer une deuxième fois son inscription. À cause de cela, elle a été déscolarisée pendant un an. C’était absurde parce qu’elle avait d’excellentes notes. Aujourd’hui, elle a fini le lycée ukrainien, mais pas le lycée français. Mais c’est mon problème d’adaptation. Peut-être que si mon mari n’avait pas été malade, j’aurais été plus consciencieuse. Mon attention était éparpillée et il n’y avait personne pour me conseiller.
Je rêve encore de revenir en Ukraine. Mais avec cette guerre, mes projets ont changé tellement de fois que j’ai tout simplement peur d’y penser. L’invasion a détruit mes ambitions professionnelles. Comment penser au futur avec une vie qui change tous les trois ans ? L’invasion a aussi entravé les relations avec ma famille. Mon mari n’a pas vraiment vu sa fille grandir. J’arrive à contacter ma mère restée en Ukraine deux fois par mois au plus. C’est toujours difficile d’être heureuse quand je sais qu’il y a une guerre dans mon pays et que des gens meurent chaque jour. Mais il y a des instants de bonheur, parce que nous vivons dans le moment présent.
Nous devons vaincre la Russie.
C’est pour ça que je veux aussi parler des éléments positifs car ce n’est pas qu’un récit triste : quand nous sommes arrivés en France, ma fille a été immédiatement acceptée au collège, gratuitement. Quand je me suis mise à travailler à l’hôpital, tous mes collègues m’ont soutenue. J’ai rencontré des gens formidables, toujours prêts à aider. J’ai pu m’en sortir grâce à une protection sociale très élevée. Et avec les installations médicales françaises et les dernières technologies, l’état de mon mari a pu être stabilisé.
La dernière chose que je veux dire est la suivante : nous devons vaincre la Russie, car aucun dialogue diplomatique avec elle ne mènera à une issue pacifique. Elle gèlera le conflit pour retrouver sa force et reprendre son agression. Cette affirmation, je la fonde sur mon expérience personnelle.
Traduit de l’anglais par Juliette Heinzlef.
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