« Si ma génération a survécu, c’est grâce aux femmes »
Avec Le Village aux portes du paradis, le jeune cinéaste Mo Harawe signe son premier long métrage, qu’il a tourné dans le pays où il est né et où il a grandi, la Somalie. Une œuvre splendide à tous égards. Nous avons rencontré son réalisateur.
dans l’hebdo N° 1857 Acheter ce numéro

© Freibeuter Film
Un des plus beaux films que nous ayons vus ces derniers mois vient de Somalie. Il est le fait d’un jeune homme, Mo Harawe, la trentaine, originaire de ce pays et citoyen autrichien, dont Le Village aux portes du paradis est le premier long métrage. Il raconte une histoire simple et profonde, avec trois protagonistes vivant sous le même toit : Araweelo (Anad Ahmed Ibrahim) qui, ne pouvant avoir d’enfant avec son mari, préfère divorcer plutôt que devenir sa seconde femme ; son frère Mamargade (Ahmed Ali Farah), homme de cœur peu adapté à la vie sociale ; et le jeune fils de celui-ci, Cigaal (Ahmed Mohamud Saleban).
Le Village aux portes du paradis / Mo Harawe / 2 h 14.
Même si des partenaires financiers européens ont permis la production de cette pépite, sélectionnée à « Un certain regard » l’an dernier à Cannes, Mo Harawe n’a pas cherché à faire un film pour les Occidentaux. Le Village aux portes du paradis est le fruit du regard intime, personnel, que pose le cinéaste sur le pays de sa jeunesse. Extrêmement maîtrisée, cette œuvre rayonne d’une intensité pénétrante.
Vous êtes né et avez grandi en Somalie. Comment le goût du cinéma vous est-il venu ?
Mo Harawe : Je suis né effectivement en Somalie et j’y ai grandi jusqu’à l’âge de 18 ans. C’est alors que je suis allé étudier en Autriche. J’ai regardé beaucoup de films quand j’étais gamin, toutes sortes de films : américains, asiatiques, mais très peu d’européens. J’ai aussi beaucoup écrit à l’adolescence : des nouvelles, des poèmes… La Somalie est un pays où la littérature est très importante. Les grands artistes somaliens sont des poètes et des poétesses.
Quand je suis arrivé en Autriche, j’ai éprouvé une nécessité intérieure. J’ai senti que j’avais besoin de raconter des choses. A posteriori, je me suis fait une théorie sur cette question : comme j’étais dans un pays nouveau dont je ne parlais pas la langue, peut-être me suis-je tourné vers un médium visuel parce que l’image est universelle. L’idée de faire du cinéma m’est donc venue assez tard, autour de l’âge de 20 ans.
Pourquoi l’Autriche ?
C’est le destin. Je voulais quitter la Somalie et je suis arrivé en Autriche. La loi de Dublin fait qu’un exilé devient un réfugié dans le premier pays où il pose les pieds en Europe.
Plus tard, vous êtes allé suivre des études de cinéma en Allemagne…
C’était en 2020, j’avais déjà commencé à tourner des courts métrages. Je voulais avoir un diplôme. C’était aussi au moment du covid-19. Je voulais obtenir une sorte de certificat, au cas où ma carrière de cinéaste avorterait. Je suis donc entré dans une école à Kassel, en Allemagne, qui était moins une école de cinéma classique – parce que je ne souhaitais pas faire une formation où on apprend à écrire un scénario, à manipuler une caméra, etc. – qu’une école d’art. Je voulais voir d’autres domaines. Il se trouve que j’avais essayé d’entrer dans une école de cinéma à Vienne en 2016 et 2017, mais je n’avais pas été accepté.
Arrivé en Autriche, avez-vous vu davantage de films européens ou issus d’autres régions du monde ? Par exemple, j’ai cru discerner dans Le Village aux portes du paradis l’influence des premiers films d’Abderrahmane Sissako. Parce qu’il est à la fois très beau plastiquement et qu’il prend son temps sans être hiératique…
Je n’ai pas vu tant de films européens à ce moment-là. Cela s’est passé plus tard. J’ai aussi commencé à découvrir le cinéma africain. Je suis très admiratif du travail d’Abderrahmane Sissako. Je n’ai pas forcément vu tous ses films, mais ses premières œuvres, en effet, m’ont beaucoup marqué. En particulier En attendant le bonheur (Heremakono). Cela dit, je ne pourrai pas vous dire quels cinéastes m’ont influencé. Je pense que beaucoup de films ont eu une influence sur moi, mais je ne saurais dire lesquels.
La langue somalienne est très poétique et aussi indirecte. Beaucoup de choses ne sont pas explicites.
Quand je regarde des films issus d’une zone qui recouvre une bande horizontale de la corne de l’Afrique, avec la Somalie, jusqu’à la Mauritanie en passant par le Tchad, le Niger et le Mali, je reconnais des éléments semblables : la musique, le climat, la météo, mais aussi le temps, le sens de la durée. On voit souvent des gens qui attendent. Ce sont ces récurrences à travers ces différents pays qui influencent la caméra. À l’origine, les gens sont des nomades dans beaucoup de ces régions et le sont demeurés d’une certaine façon. Cela crée des sensations profondes qui agissent sur la représentation du passage du temps.
Quand un personnage parle à un autre personnage, celui-ci prend toujours un temps pour lui répondre, comme s’il laissait les paroles pénétrer en lui. Parce que les mots de l’autre sont importants. De ce fait, l’intérêt que l’on porte à l’autre apparaît sincère…
Il y a deux raisons à cela. D’abord, la langue somalienne est très poétique et aussi indirecte. Beaucoup de choses ne sont pas explicites, elles sont sous-entendues. Par exemple, si j’ai soif et que je désire de l’eau, je ne vais pas dire « j’ai soif », mais « j’ai vraiment l’impression d’être dans le désert par un jour très chaud ». Ensuite, ces blancs participent à la construction d’un rythme. Et permettent aux spectateurs de sortir d’eux-mêmes et de regarder vraiment les personnages, de réfléchir à leur sujet.
Par exemple, vers la fin du film, quand Mamargade et Jamal, l’homme qui va peut-être épouser sa sœur, sont dans le camion, le premier raconte au second toute son histoire, comment il a récupéré son fils, etc. Jamal lui demande pourquoi il lui fait cette longue confidence. Le père lui répond : « C’est pour passer le temps, le voyage est long. » Mais, en lui faisant cette réponse, il veut dire autre chose, qui va bien au-delà. Il faut en interpréter la véritable signification. Les dialogues ne sont jamais ce qu’on a l’impression qu’ils sont.
La beauté plastique du film n’est pas esthétisante. Elle n’écrase pas non plus le spectateur. Elle provient du choix des cadres, des comédiens et des lieux où vous avez filmé, y compris les intérieurs…
En effet. J’adore ce paysage, le vent, les montagnes, la plage, le ciel, la mer… Certaines personnes pourraient trouver ces endroits sans vie ou désertiques ; moi, je les trouve magnifiques. En ce qui concerne les couleurs, elles sont totalement naturelles. Ce que nous avons voulu éviter, ce sont les couleurs hollywoodiennes, stéréotypées des films qui se déroulent dans les pays chauds, en Afrique, en Amérique du Sud, au Mexique, où il y a un peu partout une sorte de jaune pour montrer à quel point la chaleur pèse. Même le teint des personnages est jaunâtre. Je suis d’accord avec vous : les comédiens [tous des non-professionnels, N.D.L.R.] ont de très beaux visages. Pour les costumes, on leur a demandé de venir avec leurs propres vêtements.
Et le choix des cadres ?
Je suis très économe en ce qui concerne les plans : je fais peu de mouvements de caméra, je découpe très peu au montage. Dès lors, la composition du cadre devient déterminante. Mais j’aurais du mal à expliquer pourquoi je choisis de cadrer ainsi et non autrement. C’est très intuitif. La plupart du temps, nous découvrions l’endroit où nous allions filmer le jour même du tournage. Donc on prenait un petit temps pour décider des plans que nous allions faire, de la place de la caméra et du type d’objectif. Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre de la spontanéité et de l’honnêteté qui entre ainsi dans le plan tourné.
Si on trouvait des solutions aux problèmes qui se posent à la Somalie, ce serait un paradis…
Est-ce parce que vous trouvez que la Somalie est un beau pays que vous avez baptisé le village du film du nom de Paradis ?
Oui. Mais aussi parce que la Somalie a le potentiel d’être un paradis. Si on trouvait des solutions aux problèmes qui se posent à la Somalie, si les humains arrêtaient de s’entre-déchirer, ce serait un paradis…
Les affiches de la plupart des films dont l’action se déroule en Somalie, quasi tous américains, montrent des armes, des militaires, de la violence. Le début de votre film fait un bref clin d’œil à ce pauvre cliché avec des images d’archives d’une chaîne d’information états-unienne exposant le meurtre par drone d’un représentant d’Al-Qaïda…
Oui, l’idée était en effet de jouer avec cela : montrer d’abord ce que vous voyez habituellement, que ce soit sur les chaînes de télévision ou dans les films d’action américains, puis partir vers tout autre chose…
Tout en n’étant pas morbide, le film développe un rapport étroit avec la mort : le protagoniste est fossoyeur, on assiste à un enterrement, un petit garçon dit qu’il est orphelin…
Ce que je remarque, c’est qu’à Vienne, où j’habite, on ne parle jamais de la mort. Pourtant, beaucoup de gens sont touchés par elle, des proches disparaissent. Mais c’est tabou. Alors qu’en Somalie, quand quelqu’un meurt, on le sait. Ce n’est pas un pays où les gens meurent plus qu’ailleurs. Il n’y a pas de massacres de masse, même s’il y a des attaques de drones et même si le gouvernement est très défaillant. Le système des clans, qui agrège les gens en communautés, produit des solidarités et permet aux habitants de tenir. Le film montre la mort parce que tout simplement je sais qu’elle est présente. On m’avait déjà fait remarquer cela à propos de mes courts métrages. Je ne m’en étais pas vraiment rendu compte.
Quand le gouvernement s’est effondré et que la guerre civile a éclaté, ce sont les femmes qui ont tenu la baraque.
Le film offre aussi une représentation des femmes très remarquable. Elles organisent une manifestation contre la pêche internationale illégale. Le personnage d’Araweelo, volontaire et active, refuse de partager son mari avec une seconde femme et, par ailleurs, mènera à bien son propre projet professionnel…
En Somalie, si ma génération a survécu, c’est grâce à ces femmes extrêmement fortes. Dans les années 1990, quand le gouvernement s’est effondré et que la guerre civile a éclaté, ce sont les femmes qui ont tenu la baraque. Les hommes étaient perdus, traumatisés, incapables de faire quoi que ce soit. C’est pourquoi je montre Araweelo ainsi, poursuivant un objectif, ne baissant pas les bras. Ce n’est pas forcément l’image qu’on peut avoir des femmes somaliennes de l’extérieur.
Son frère, Mamargade, se montre au contraire irresponsable, même s’il est généreux. Il est en même temps un père très aimant. Ce qui détonne aussi avec les représentations dominantes…
Mamargade est effectivement irresponsable mais c’est parce qu’il a bon cœur, parce qu’il veut aider son prochain. Et qu’il ne parvient pas à fixer de limite. Si quelqu’un lui disait : « J’ai faim, on va aller cambrioler une banque », il pourrait se rendre complice du vol. On constate la différence dont je parlais à l’instant entre lui et sa sœur. Ils viennent du même endroit, on peut penser qu’ils ont eu les mêmes opportunités. Et pourtant elle a acquis des compétences alors que lui en est dénué. Ce n’est pas un jugement à son sujet, mais c’est ainsi. Et le seul boulot qu’il sait faire, creuser des tombes, il le perd parce que les entreprises se sont emparées de l’intégralité de ce « marché ». Le fait aussi qu’il n’ait pas de limite dans sa générosité explique pourquoi, alors que les circonstances ne s’y prêtaient guère, il a récupéré son fils. Il a énormément d’amour pour lui.
En vous voyant, je constate un air de ressemblance entre vous et le petit comédien qui interprète le garçon de Mamargade, Cigaal. Peut-être l’avez-vous choisi avec cette idée que, si Cigaal réussit à l’école – l’école où il étudie étant un point important du film –, il deviendra plus tard cinéaste…
Ce n’est pas conscient, mais peut-être inconsciemment, oui. J’ai, quoi qu’il en soit, un lien très fort avec ce petit garçon.
Traduction d’Yves Tixier.
Pour aller plus loin…

« Au pays de nos frères » : au-dessous des Iraniens

« Ce n’est qu’un au revoir », au terme d’un vert paradis

« Jeunesse (les tourments) » : une humanité clandestine
