« Jeunesse (les tourments) » : une humanité clandestine

On retrouve les ouvriers du textile que Wang Bing avait filmés dans Jeunesse (le printemps), mais beaucoup plus en proie au capitalisme sauvage dont ils sont les victimes.

Christophe Kantcheff  • 1 avril 2025 abonné·es
« Jeunesse (les tourments) » : une humanité clandestine
Les tractations avec les patrons étaient déjà présentes dans Jeunesse (le printemps). Elles constituent ici une grande part des plus de 3 heures 30 que dure le film.
© JHR Films

Jeunesse (les tourments) / Wang Bing / 3 h 46.

Changement de parenthèse, autre perspective. Sorti l’an dernier, le premier volet du cycle que le grand documentariste Wang Bing (À l’ouest des rails, Les Trois Sœurs du Yunnan…) consacre à de jeunes Chinois avait pour titre Jeunesse (le printemps). Le deuxième s’intitule Jeunesse (les tourments). On retrouve pourtant à Zhili, dans le district de Shanghaï, les mêmes ouvriers du textile venus de provinces éloignées, arc-boutés sur leur machine à coudre dans des ateliers vétustes, travaillant à toute vitesse des heures durant au rythme de la musique techno, logeant aux étages supérieurs dans des dortoirs spartiates avec des lits en fer où la nuit, en hiver, on gèle.

Ayant majoritairement autour de la vingtaine (les plus jeunes ont 16 ans), filles et garçons badinent, au début du film, de la même façon que dans l’opus précédent. Mais ici des idylles se sont formées, des couples, dont un avec un enfant (qui erre entre les machines), œuvrent aux ateliers. Plus tard, on rencontrera des travailleurs d’un âge un peu plus avancé.

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Bientôt un incident sanglant survient en bas des immeubles, restant hors champ. Un travailleur est venu chercher son dû et a été matraqué par des patrons plus qu’indélicats. Une émotion parcourt les ateliers. Certains sont scandalisés de travailler pour des personnages aussi peu recommandables. Tous s’interrogent : seront-ils eux-mêmes payés ? Ne vaut-il pas mieux chercher un autre atelier une fois la tâche en cours achevée ?

Les tractations avec les patrons étaient déjà présentes dans Jeunesse (le printemps). Elles constituent ici une grande part des plus de 3 heures 30 que dure le film. Le rapport de force est frontal, puisque les patrons et leur famille vivent sur place, au rez-de-chaussée, accessible à tous. Mais inégal. Les travailleurs négocient pied à pied la réalisation de chaque modèle, qui exige plus ou moins de temps, au centime de yuan près. Qu’ont-ils pour eux ? Rien : pas de contrat, aucune réglementation.

Du capitalisme familial, digne de Zola et Dickens. D’une brutalité inouïe.

Les téléphones portables se muent en calculettes. On cherche l’estimation du prix qui fera perdre le moins d’argent. Les femmes participent au calcul, elles ne sont pas toujours d’accord avec les hommes, mais ce sont le plus souvent eux qui vont discuter avec les patrons. Quand un accord est enfin arraché, on repart avec une liasse de billets. Une somme de misère. Qui sera déjà bien entamée par le coût du voyage pour retourner dans la famille à l’occasion du premier de l’an, et retour à Zhili.

Sans foi ni loi

Ils sont pourtant plus chanceux que d’autres, qui ne seront jamais payés car les patrons se sont enfuis. « Il y a plein de patrons en fuite, et les flics s’en moquent », dit un employé soudain désœuvré. Les propriétaires des lieux en profitent pour vendre les machines. Alors les ateliers sont vidés. Les travailleurs n’ont aucun recours. On est là en Chine dans un monde du travail sans foi ni loi. Du capitalisme familial – les grands groupes sont absents de cette économie – digne de Zola et Dickens. D’une brutalité inouïe. Remontant à l’époque d’avant les syndicats.

Wang Bing n’aurait-il pas plutôt filmé notre futur ?

Mais au même moment où nous visionnons Jeunesse (les tourments), la Floride, aux États-Unis, annonce envisager d’autoriser le travail de nuit des enfants à partir de 14 ans pour remplacer les migrants. Wang Bing n’aurait-il pas plutôt filmé notre futur ?

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À la question sociale, le film adjoint une note politique. À l’écran apparaît un jeune homme, filmé en un plan séquence, allongé dans la pénombre, légèrement éclairé par l’éclat de l’écran de son ordinateur. Il raconte une émeute, provoquée par un collecteur d’impôts ayant battu une femme enceinte. Les morts. Les coups reçus au commissariat. Les « cicatrices mentales » qu’il en a gardées. La réalité de la Chine est plus sombre que ce qu’en relaient les infos, dit-il.

Il ajoute : « À quoi sert l’argent si on n’a aucun droit ? » Drôle de temps de la jeunesse. Des solidarités se sont tout de même esquissées. On s’est épaulé. On a plaisanté, ri ensemble. Le retour dans les familles peut être chaleureux (les dernières minutes du film). L’humanité à bas bruit.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes