Commission d’enquête sur les violences dans la culture : ses recommandations en exclusivité

Après plus de cinq mois d’auditions et de tables rondes, la commission d’enquête parlementaire présente, mercredi 9 avril, son rapport sur les violences sexistes et sexuelles dans plusieurs champs du secteur culturel. Politis en révèle le contenu.

Hugo Boursier  • 8 avril 2025 abonné·es
Commission d’enquête sur les violences dans la culture : ses recommandations en exclusivité
Erwan Balanant (député groupe Les Démocrates et rapporteur de la commission) et Sandrine Rousseau (députée groupe Écologiste et social, présidente de la commission) lors d'une audition.
© Montage : Maxime Sirvins

Des « constats parfois sévères mais nécessaires au regard des dysfonctionnements systémiques de l’ensemble des secteurs relevant du champ de la commission d’enquête ». La conclusion du rapport très attendu sur les violences dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, est limpide. Elle s’achève par cette adresse au monde culturel : « Nous nous étions engagés à écouter toutes ces victimes et à travailler à offrir un monde plus sûr. C’est chose faite : désormais, nul ne pourra dire qu’il ne savait pas, nul ne pourra refuser d’aller de l’avant et d’agir. Fermer les yeux revient à être complice. »

Après 85 auditions et tables rondes, « représentant plus de 118 heures d’échanges avec 350 professionnels des secteurs concernés », la commission d’enquête parlementaire, lancée en octobre 2024 à l’initiative de l’actrice Judith Godrèche après avoir été écourtée quelques mois plus tôt par la dissolution décidée par Emmanuel Macron, présente son rapport mercredi 9 avril. Politis s’est procuré le document et révèle certaines de ses 87 recommandations.

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Débordant très largement du seul intérêt de la profession, certaines auditions, dont la plupart ont été filmées et rendues publiques – sauf celles organisées à huis clos à la demande des personnes, parfois elles-mêmes victimes, ou de certains acteurs refusant d’exposer publiquement leurs propos – ont créé un fort retentissement dans l’opinion publique. Une exposition qui fait suite aux très nombreuses révélations de violences sexistes et sexuelles commises par des acteurs, des musiciens, des photographes, des réalisateurs, des techniciens, dont certains d’entre eux ont été condamnés.

« Omerta persistante »

Actrices, techniciennes, réalisatrices, juristes, avocates, représentantes d’associations : grâce aux témoignages de professions qui, pour certaines, plus précaires, sont d’habitude peu entendues, la commission, présidée par la députée écologiste de Paris, Sandrine Rousseau, a permis de jeter une lumière crue sur la manière dont « l’organisation du travail, les pratiques professionnelles et les représentations qui les fondent favorisent l’apparition et le développement de pratiques violentes. »

Avec ses 279 pages, le rapport s’attache d’abord à montrer que « de nombreux professionnels » de la culture ont longtemps considéré que leur secteur représentait une forme « d’exception » dans son fonctionnement. « Pendant longtemps, [ils] ont porté un regard particulier sur leur activité, caractérisé par la certitude que la culture, ‘c’est différent’, que l’art n’est pas une activité professionnelle comme une autre. » En étant traversé par « l’idéalisation de l’acte créateur » et par « le mythe de la grande famille du cinéma, du spectacle, de la musique, etc. », le secteur culturel a contribué à créer une « omerta persistante », la « peur de représailles professionnelles » pour les victimes et un « sentiment d’impunité [des artistes] qui se muent en agresseurs. »

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Enrichi par de nombreux témoignages issus des auditions, le document, rédigé par son rapporteur, le député de la 8e circonscription du Finistère (Les Démocrates), Erwan Balanant, relativise cette idée que les victimes de violences sexistes et sexuelles ne parlent pas. Minimisation, manque de soutien des proches, autocensure due à la honte, peur de ne pas être crues, crainte d’être bannies par la profession ou d’être isolées par une procédure bâillon : les stratégies de silenciation sont nombreuses et se retrouvent dans d’autres champs de la société, qualifiée de « sexiste et patriarcale ».

Parce qu’il « manque des statistiques fiables dans les secteurs visés », la toute première recommandation du rapport propose de « lancer une nouvelle édition de l’enquête Virage » sur les violences et rapports de genre, dont la dernière, réalisée par l’Institut national d’études démographiques (Ined), date de 2015.

Lorsque les femmes sont filmées, mises en scène ou photographiées, l’érotisation est quasiment la règle.

Les recommandations suivantes visent à renverser la « prédominance du ‘regard masculin’ », considéré comme la « correspondance », dans les secteurs artistiques, de « la structure patriarcale de la société. » « Lorsque les femmes sont filmées, mises en scène ou photographiées, l’érotisation est quasiment la règle », est-il affirmé. Pour casser ce qu’on appelle aussi, le male gaze, le rapporteur recommande de « développer les actions de soutien à la création en direction des femmes » et « financer les travaux de recherche permettant de réouvrir et représenter les œuvres créées par des femmes ». Plusieurs propositions sont faites pour parvenir à une plus grande visibilité des femmes à certains postes de direction d’institutions culturelles, ou pour recevoir des aides du Centre national du Cinéma.

Prévenir, contrôler, sanctionner

Le rapport révèle la faiblesse des organisations qui encadrent le milieu culturel. À ce titre, un « contrôle très restreint » est organisé par l’inspection du travail. Sur le « million d’interventions » mises en place dans tous les secteurs confondus du monde du travail, de 2020 à 2024, un peu plus de 9 000 seulement concernent les milieux étudiés par la commission, soit 0,9 %. À eux seuls, les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité représentent, pourtant, plusieurs centaines de milliers de salarié·es et d’intermittent·es du spectacle.

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Plusieurs recommandations visent à renforcer les contrôles de l’inspection du travail. Par exemple, en lui donnant « le pouvoir d’interrompre un tournage ou une série de représentations en cas de risques pour la sécurité et la santé des salariés », rendre « accessibles toutes les informations relatives aux lieux et dates de tournage ». D’autres recommandations visent à former les référents ‘violences et harcèlements sexistes et sexuels’ (VHSS), « conditionner les versements des aides du CNC à la rédaction d’un rapport de fin de tournage par les référents VHSS », dont la formation est à « compléter ».

Afin de mieux encadrer des scènes de nues, qualifiées par de nombreux témoignages comme des moments souvent « violents » parce que propices aux dérives, le rapporteur propose de « rendre obligatoire des clauses précises et détaillées relatives aux scènes d’intimité dans les contrats des interprètes », tout comme la présence d’un coordinateur d’intimité dans le cinéma, l’audiovisuel et le spectacle vivant.

Protéger les mineurs

Certains témoignages montrent l’ampleur des dérives s’agissant de l’emploi des enfants, notamment dans le milieu du cinéma. « Sur la quasi-totalité des tournages avec des enfants, on m’a demandé de tricher sur les horaires, car on les dépasse systématiquement », pointe une personne exerçant comme script dans le cinéma et l’audiovisuel. Un directeur de casting révèle aussi une pratique « qui semble très répandue » consistant à falsifier les plans de travail transmis à l’administration. Des fraudes qui montrent à quel point les productions ne craignent pas les contrôles, notamment de la part de l’inspection du travail.

Dans de trop nombreux cas, des mineurs sont placés dans des situations à risque.

Le rapport pointe aussi les violences qui peuvent surgir dans l’organisation du tournage et des castings. « En l’absence de professionnels spécialisés dans la prise en charge de très jeunes enfants sur les tournages, certaines des conditions de travail liées à la fabrication d’un film sont susceptibles d’induire des traumatismes profonds », note le document. L’auteur dénonce le fait que, « dans de trop nombreux cas, des mineurs sont placés dans des situations à risque, notamment dans des scènes sexualisées. »

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Plusieurs recommandations visent précisément à sécuriser l’expérience des enfants lorsqu’ils participent à des productions : le recueil obligatoire de l’avis du « CCHSCT et d’un psychologue spécialisé lors de l’embauche d’un enfant de moins de 7 ans », dont les tournages et les représentations pourraient être contrôlés « systématiquement ». Une « meilleure information des parents » et la présence « du représentant légal lors d’un casting, d’un tournage ou d’une représentation » est aussi préconisée. Tout comme un renforcement de la formation, de l’accompagnement et l’obligation de la rédaction d’un rapport de fin de tournage, « avec transmission au CNC et au CCHSCT », précise le document.

Les écoles de chorale, des univers « en vase clos » et « peu contrôlés »

Une attention particulière a été prêtée aux établissements qui enseignent le chant choral à des mineurs. Il en existe 55 en France, selon un recensement réalisé par l’Institut français d’art choral en 2018. Parmi eux, 35 sont ce qu’on appelle des « maîtrises », rassemblant plusieurs milliers d’enfants chaque année. La commission a organisé « pas moins de six auditions » concernant la situation particulière de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.

« Ce qui n’était absolument pas prévu dans son programme de travail initial », précise le document. Et pour cause, des « enseignements de portée plus générale sur les établissements ayant un profil ou une organisation similaires » peuvent être tirés, alors que le directeur de la structure, Gaël Darchen, est visé par cinq plaintes pour viol et agression sexuelle.

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« Instauration d’une relation avec certains maîtrisions pouvant être assimilée à de l’emprise, violences verbales et brimades envers les enfants, notamment lors des tournées, sans oublier un rapport extrêmement sexualisé à plusieurs très jeunes femmes chantant au sein de la maîtrise », les dysfonctionnements au sein de cet établissement sont nombreux et s’étalent sur plusieurs années.

Des « doubles discours » et des « approximations » ont aussi été notés par la commission au moment des auditions des représentants actuels. Contre ces abus, la commission souhaite « suspendre, à titre conservatoire, l’intégralité des partenariats entre la Maîtrise des Hauts-de-Seine et les lieux où se produisent les chanteurs », et « revoir la gouvernance » de l’établissement.

Accompagnement judiciaire : des pistes évoquées

Toujours dans l’optique d’inscrire les secteurs culturels dans les problématiques plus larges de la société, la commission propose plusieurs recommandations sur l’accompagnement des victimes dans leur parcours judiciaire. Le rapport rappelle que « parmi les femmes victimes de violences sexuelles, seulement 6 % se sont rendues au commissariat ou à la gendarmerie pour déposer plainte », selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes.

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Afin de faciliter le traitement des plaintes, la commission souhaite « rendre systématique le déclenchement d’une enquête et la réalisation d’actes d’investigation en cas de dépôt de plainte pour des faits de VHSS » et « étendre les pôles judiciaires spécialisés dans les violences intrafamiliales aux violences morales, sexistes et sexuelles intervenant dans le cadre professionnel. »

Autre mesure importante, le rapporteur, Erwan Balanant, préconise d’inscrire dans le Code du travail l’obligation pour l’employeur de diligenter une enquête interne en cas de violences ou de harcèlements sexistes et sexuels. Pour les petites structures, le document suggère la création, au sein du ministère de la Culture, « d’un service d’enquête dédié aux organismes placés sous sa tutelle ». Avec quel budget ? Car si le rapport de cette commission comporte des recommandations ambitieuses, certains d’entre elles demandent des fonds importants. Sur ce sujet, le rapport se fait moins disert.

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