En Cisjordanie occupée, la vie clandestine des habitants de Jinba

Depuis le 7 octobre, colons et gouvernement israélien redoublent d’intensité pour faire partir les familles qui vivent à Jimba, village palestinien de Cisjordanie occupée. Face aux attaques armées et aux démolitions de leurs maisons, les familles de ce village de la vallée de Masafer Yatta comptent bien rester sur leurs terres.

Louis Witter  • 12 avril 2025 abonné·es
En Cisjordanie occupée, la vie clandestine des habitants de Jinba
Le 28 mars 2025 au matin, un groupe de colons a attaqué les habitants du village de Jimba. Suite à l'attaque, 5 personnes ont été hospitalisées, dont un garçon de 16 ans. Ce jour-là, 22 Palestiniens du village de Jimba ont été arrêtés par l'armée israélienne et incarcérés pendant une vingtaine d'heures.
© Nicolas Cortes

Après cinq minutes d’une route sinueuse, une inscription se révèle sur un bloc de béton : « Zone de tir ». Dans un nuage de poussière, le pick-up continue sa route parmi les rochers, dans cette zone semi-désertique de l’extrême sud de la Cisjordanie occupée. À dos d’ânes, deux colons israéliens remontent le sentier en longeant la voiture. Ce 2 avril, sous un soleil à son zénith, apparaît à flanc de collines le village de Jinba. Dans la vallée de Masafer Yatta, en contrebas de la colonie illégale de Mitzpe Yaïr, Jinba est l’un des douze villages concernés par de multiples ordres de démolition, depuis qu’Israël a transformé la région en zone militaire en 1981.

Vendredi 28 mars, à quelques jours de la fin du Ramadan, il est à peine neuf heures du matin lorsqu’une quinzaine de colons s’en prennent à des bergers, à quelques centaines de mètres de la maison de Goussai, avant de se diriger vers lui. Assis sur un frêle muret de pierres, le jeune garçon de 17 ans aux yeux d’un bleu perçant se refait le fil de sa journée. « Le vendredi, à l’heure habituelle de la prière, je suis sorti pour aller prier quand j’ai vu des colons courir vers moi, les visages masqués, armés de bâtons et de gros cailloux. À peine ai-je eu le temps d’aller prévenir mon père, dans la maison, qu’ils ont fondu sur moi », se remémore Goussai.

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De ce violent assaut, le gamin porte les marques. Le bras droit dans le plâtre, des hématomes sur tout le corps et des cicatrices à la tête. Son père, Aziz, a lui aussi subi le déchaînement des colons. Goussai montre les traces de sang séché sur le sol. Frappé au crâne à coups de pierres, Aziz a désormais une dizaine d’agrafes sur la tête et un large bandage blanc lui barre le front. Les deux blessés attendront une ambulance pendant trois heures. Jafar, un proche, est arrêté dans le véhicule de secours. Youssef, venu du village voisin pour observer, est arrêté également. Les militaires lui serrent fort le bras, au bout duquel manque sa main, arrachée il y a quelques années par une grenade de l’armée israélienne.

Depuis que je suis né, nous sommes régulièrement attaqués par l’armée ou par les colons.

Moussa

Assis à côté de Goussai, Moussa, 70 ans, ne saurait remonter l’historique de ces attaques sur les habitants du village de Jinba. Car il y en a eu beaucoup trop. « Depuis que je suis né, nous sommes régulièrement attaqués par l’armée ou par les colons. Mais cette fois, alors qu’[ils] se défoulaient, l’armée n’a pas bougé. Là-bas, sur la colline, ils observaient, filmaient, et riaient », se désespère l’homme en allumant une cigarette.

Peu de temps après, les militaires ont investi le village et arrêté vingt-deux personnes. Si les plus jeunes et les plus âgés ne sont pas embarqués dans les fourgons, les autres sont emmenés, yeux bandés et mains attachées, à la base militaire visible depuis le village. Parqués deux heures durant à l’extérieur, ils sont ensuite transférés à Kiryat Arba, colonie où vit depuis plusieurs années le ministre Itamar Ben-Gvir. Durant de longues heures, ils y sont interrogés, accusés d’avoir jeté des pierres sur les colons.

L’armée complice des colons

Le jour même, à la tombée de la nuit, l’armée revient. Une quinzaine de véhicules, une centaine d’hommes, accompagnés de colons. De nouveau, la violence se déchaîne sur le village. L’école est saccagée. Au milieu des débris de verre et des chaises retournées, on devine les restes d’un drapeau palestinien, brûlé dans la salle de classe. Les récoltes des derniers mois, huile d’olive, blé et orge pour les moutons, sont détruites. De l’une des dernières maisons en bordure de la ligne verte, la frontière de 1948 entre la Cisjordanie occupée et le territoire israélien, un vieil homme fait de grands signes.

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Du bout de sa canne, il pointe les vitres brisées et les pneus crevés de son 4×4. Sa petite fille, apprêtée pour l’Aïd, virevolte autour de lui en lui tenant la main. Compte tenu de son âge, Ali Jaber n’a pas été arrêté. Il a donc tout vu, ce soir du 28 mars. « Ils ont cassé les portes, les fenêtres, les lampes, les réfrigérateurs, les meubles, ils ont tout cassé. Ils ont même percé les sacs de grains pour nos bêtes. Quiconque voulait les empêcher était arrêté par l’armée, qui regardait faire sans bouger. » À ses côtés, sa petite-fille renchérit : « Ils nous ont mis dehors d’une heure à cinq heures du matin, bien sûr que j’ai eu peur. »

Compte tenu de son âge, Ali Jaber n’a pas été arrêté. Il a donc tout vu, ce soir du 28 mars, de l’action des colons et de l’armée israélienne. (Photo : Nicolas Cortes.)

« Le problème, c’est qu’on ne peut pas séparer l’action des colons de celle de l’armée. Ils travaillent main dans la main ! », s’exclame Ibrahim, assis sur une chaise en plastique. Sous ses pieds, une vaste dalle de béton, cerclée de grosses pierres et de ciment, et un tas de petit électroménager, recouvert d’une bâche grise. C’est tout ce qu’il reste de la maison du berger de 46 ans, bâtie de ses mains il y a plus de trente ans et détruite le 10 février dernier par les bulldozers de l’armée israélienne. Lui, sa femme et ses six enfants n’ont eu que cinq minutes pour récupérer leurs affaires avant la mise en branle des machines.

« Dans ces moments-là, on ne pense qu’à prendre le nécessaire, poursuit Ibrahim, deux de ses fils près de lui. La nourriture, l’eau, de quoi tenir les jours qui suivent. Même les panneaux solaires, ils nous les ont confisqués. » Dans le village de Jinba, toutes les maisons sont sous le coup d’un ordre de démolition, depuis que la vallée a été déclarée au début des années 1980 terrain d’entraînement militaire, connue sous le nom « zone de tir 918 ».

Faire fuir les Palestiniens

Depuis, lui et sa famille vivent dans la maison attenante. Et à Jinba les destructions s’enchaînent, dans le but assumé de faire partir les Palestiniens. « Pourtant, j’ai les papiers qui indiquent que ma famille est là depuis plusieurs générations. Beaucoup d’entre nous sommes nés ici, à Jinba », continue Ibrahim. Au fur et à mesure des démolitions, Jinba a vu ses grottes réinvesties. Autrefois habitat traditionnel des bergers de la région, elles sont aujourd’hui la dernière solution de repli pour celles et ceux qui refusent de quitter leur terre.

Les journalistes nous demandent souvent si l’on veut partir. La réponse est non.

Jafar

Dans celle où vivent Goussai et sa famille, l’électricité est également produite grâce à des panneaux solaires. Quatre ampoules à la lumière bleutée éclairent faiblement la cave d’une quarantaine de mètres carrés. Jafar montre le béton coulé au sol, « même ça, nous n’avons pas le droit de le construire, les permis sont systématiquement refusés par les autorités israéliennes ». Goussai abonde : « Les journalistes nous demandent souvent si l’on veut partir. La réponse est non. À Masafer Yatta, nous sommes comme des poissons dans l’eau. Si on retire l’eau aux poissons, notre terre, nous mourrons ».

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À soixante kilomètres de Jinba et du reste de la vallée de Masafer Yatta, les ministres israéliens de la Défense, Israël Katz, et des Finances, Bezalel Smotrich, paradaient ce 1er avril dans plusieurs colonies de Cisjordanie occupée comme à Kerem Reim, récemment reconnue comme légale par les autorités israéliennes. « Nous n’abandonnerons pas la sécurité des colons et ne permettrons pas au président de l’Autorité nationale palestinienne, Mahmoud Abbas, et à son administration d’utiliser la construction illégale comme un outil pour créer une menace stratégique contre les colonies », a déclaré Katz dans un communiqué.

« Tous participent au génocide et au nettoyage ethnique »

Volonté revendiquée d’annexer la Cisjordanie occupée et terrible inversion accusatoire, alors que les colons impliqués dans les violentes attaques, qui se multiplient depuis le 7 octobre 2023 contre les Palestiniens, ne sont jamais inquiétés. Dans le communiqué, il n’est jamais fait mention de Cisjordanie occupée, seulement de Judée-Samarie. Une manière pour les extrémistes messianistes de se référer au nom biblique du territoire, effaçant ainsi l’existence même de la Cisjordanie.

Il y a une symbiose entre le gouvernement et les colons terroristes.

O. Cassif

Ce 2 avril, Ofer Cassif, membre communiste de la Knesset, le parlement israélien, est présent aux côtés des habitants de Jinba. Exclu des débats et des votes durant six mois pour avoir dénoncé les crimes contre l’humanité à Gaza, le parlementaire ne mâche pas ses mots. « Il y a une symbiose entre le gouvernement et les colons terroristes. Tous participent au génocide et au nettoyage ethnique. Si je suis là, c’est aussi pour dire que, juifs comme musulmans, nous sommes unis contre l’occupation, unis pour la liberté et unis pour la justice. »

La maison d’Ibrahim, du moins ce qu’il en reste, est à cent mètres de la frontière que les habitants palestiniens de la vallée ne peuvent pas franchir. « C’est dur, de voir des colons la traverser si facilement quand nous, nous n’en avons pas le droit, lâche le berger, couvant l’horizon du regard. D’ici, nous avons finalement le meilleur point de vue que l’on pourrait avoir sur l’apartheid. »

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