Didier Lestrade : « On assiste à des retours en arrière effroyables »
Le fondateur d’Act Up-Paris puis du mensuel Têtu publie aujourd’hui ses « mémoires ». Un retour passionnant sur une vie faite d’amours au masculin, de combats militants contre le VIH et les discriminations, de journalisme et de critique musicale.
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Mémoires 1958-2024, Didier Lestrade, Stock, 484 pages, 23,90 euros.
Didier Lestrade est né en 1958 en Algérie dans une ferme de colons français cultivateurs, qui rentrèrent en France en 1962, Didier Lestrade sut dès l’enfance être homosexuel. Journaliste à Gai Pied et Magazine, avant qu’il ne fonde, en 1995, le premier mensuel gay français, Têtu. Il est le cofondateur en 1989 d’Act Up-Paris, dont il a relaté la première décennie militante, dans Act Up, une histoire (Denoël, 2000, rééd. La Découverte/poche, 2022.)
Au début du livre, vous écrivez que si vous étiez jeune vous seriez « groupie » de vous-même (qui avez 67 ans). Cela peut sembler immodeste, or votre livre respire la modestie au contraire. Pourquoi seriez-vous une groupie du Didier Lestrade de 2025 ?
Didier Lestrade : Certainement parce que, quand je faisais Magazine (1), j’étais très intéressé par les artistes de ma génération, mais aussi par ceux des années 1940, 1950, 1960. À Magazine, il y avait un énorme respect pour les pédés d’avant, qui avaient grandi dans une période encore plus difficile mais qui avaient réussi à faire avec leur art quelque chose qui, en tant qu’ado, m’a énormément influencé. Ainsi, quand j’allais voir Patrick Sarfati, il me faisait toujours des cours sur la photographie masculine. Et ensuite, à l’époque d’Act Up, j’avais toujours des étudiants qui me contactaient pour faire un mémoire ou d’autres travaux de ce genre. Or, aujourd’hui, je ne les ai plus, ces jeunes !
Magazine fut l’une des premières publications ouvertement gay dans le Paris du début des années 1980. Très soignée, co-fondée et dirigée (sans jamais de grands moyens) par Didier Lestrade, consacrée notamment aux arts, à la littérature, au cinéma, à la musique, aux luttes autour de l’homosexualité, qui connut un vrai succès d’estime à Paris.
Il est vrai que le sida n’est plus un sujet vraiment à la mode, ou disons urgent, mais je crois que la différence d’âge est une vraie barrière, encore plus qu’à mon époque. La majorité des jeunes ne me connaissent pas ; je suis connu sur le VIH, sur la musique, mais même sur le VIH les jeunes ne sont pas très intéressés (on le voit dans toutes les études), alors que l’information est partout, les traitements sont là. Bien sûr, j’écris pour les gens que j’ai connus, mais mon cœur de cible, peut-être naïvement, mon espoir, c’est de toucher la jeunesse.
Commencer un bouquin par 1958, qui est l’année de ma naissance, je sais bien que, pour les jeunes d’aujourd’hui, c’est comme quand je demandais à ma grand-mère comment c’était en 1902, quand elle est née ! Mais ce que je raconte, du point de vue de l’histoire LGBT, c’est d’abord un truc historique, qui permet aussi de comprendre les déceptions qu’on peut avoir aujourd’hui au niveau politique. Je fais partie d’une génération qui assiste à des retours en arrière incroyables, effroyables.
J’écris des « mémoires » à un moment où le monde est tellement merdique et déprimant ! J’aurais tellement préféré que mon dernier livre soit bien plus positif ! Mais c’est ainsi, et dorénavant c’est tous les jours qu’il y a une nouvelle affreuse ! Cette multiplication de retours en arrière, de récessions, de backlashs, ce que j’appelle du « maccartythisme », me fait penser qu’on est revenus dans une période à la Thatcher. Alors que j’étais tellement persuadé que tout cela ne reviendrait plus. Or, cela revient en force, de façon tellement puissante que même les manifs, les mobilisations, qui sont réprimées partout à travers le monde, ne parviennent pas à faire bouger le monde.
On vit vraiment dans une période très inquiétante, sans parler même de l’écologie ! Je parle juste de la politique et du social. Et pour les jeunes, c’est terrible, par rapport à ce que nous avons vécu à leur âge. C’est pourquoi je pense qu’il nous faut vraiment laisser la place car chaque boulot que l’on occupe aujourd’hui, nous les vieux, c’est un boulot qu’ils n’auront pas. Il faut laisser la place, ça suffit ! Je considère que ce livre est mon tout dernier car, d’abord, j’ai envie de repos et d’être tranquille, et après une dizaine de bouquins, je pense avoir dit ce que j’avais à dire.
Que pensez-vous de la suppression des crédits consacrés au sida décrétée par Trump ?
La décision de Trump est un arrêt pour tous les programmes d’aide à travers le monde. Je n’aurais jamais pensé une telle catastrophe possible. Au niveau du sida, on peut s’attendre à une reprise des contaminations et surtout au décès de millions de personnes qui pourraient, dès aujourd’hui, ne plus avoir accès aux traitements qui les maintiennent en vie. C’est la destruction de programmes partout, pas seulement pour le VIH/sida, mais aussi la tuberculose, les autres maladies contagieuses, et également la nourriture, les abris, l’éducation, la protection des femmes et des enfants. Sans parler des milliers de spécialistes de l’aide qui perdent leur job du jour au lendemain. C’est de la barbarie moderne, et je ne vois vraiment pas comment ces budgets pourraient être financés dans le futur proche.
Le sujet de la sexualité, de la sexualité gay en l’occurrence, n’apparaissait pas autant dans vos précédents livres. Et vous vous étonnez même dans celui-ci de ne pas l’avoir autant détaillée dans Kinsey 6, journal des années 80 (2). Vous sentez-vous davantage prêt à raconter plus cette sexualité gay, ou est-ce l’époque qui a changé et qu’il est devenu plus facile d’en parler aujourd’hui ?
Publié chez Denoël en 2002. Le titre fait référence à l’enquête sur la sexualité humaine conduite dans les années 1950 par le chercheur Alfred Kinsey, classant celle des hommes de 1 à 6, selon qu’ils aient (eu) des relations avec des hommes, le nombre 6 correspondant à ceux n’ayant connu sexuellement que des hommes.
Aujourd’hui, quand une célébrité raconte des détails sur sa vie sexuelle, ou qu’elle a été battue quand elle avait 15 ans, cela fait tout de suite le buzz. Moi, je me considère comme transparent, et j’aurais pu régler beaucoup plus de comptes avec certaines personnes, sur lesquelles j’avais des pages et des pages, et que j’ai finalement enlevées car je ne voulais pas terminer sur une note négative ou désagréable. Il reste que tout ce que je fais – et raconte – au niveau sexuel, c’est d’abord très simple, et que si je veux être conforme à moi-même sur la politique et tout le reste, je dois l’être forcément aussi sur la sexualité.
Toutes les histoires et relations sexuelles dont je parle dans le livre ont vraiment une résonance sociale.
Je ne me vois pas comme un exemple, mais je crois avoir une certaine intégrité sur la sexualité, qui est vraiment très forte. Par exemple, l’affaire de Palmade a été vraiment l’affaire de trop pour moi ! Je pense que cela rejaillit sur l’ensemble des pédés, des LGBT. Et c’est terrible ! Pour ma part, j’ai toujours voulu avoir une cohérence dans la sexualité, et je ne peux pas prendre du plaisir aux dépends de quelqu’un. Je suis même très souvent dans des relations où c’est moi qui m’occupe des autres. Cela limite d’ailleurs souvent des choses au niveau du cul, mais la suite des histoires que je raconte ces dernières années sont beaucoup des histoires qui sont surtout sociales : ce sont des migrants, des réfugiés, des gens qui me racontent que la traversée de la Méditerranée a été un traumatisme terrible. Ils sont littéralement cassés.
Toutes ces histoires et ces relations sexuelles dont je parle dans le livre n’ont pas forcément une résonance sexuelle mais elles en ont une vraiment sociale. Elles racontent comment un vieux peut avoir de l’affection avec des mecs qui sont exclus et je sais que cela peut être critiqué, mais quand tu rencontres des mecs qui n’ont pas d’argent, tu les aides et leur donnes un peu de fric. C’est comme une chaîne d’entraide entre les pauvres et les plus pauvres.
Moi, j’ai traversé quinze années au moins de merde financière et tout ce qui va avec. Et je pense que ça fait aussi partie de ma dette coloniale. En tant que descendant de pieds-noirs, je pense que les rapports sont forcément faussés, dès le départ, et que j’ai toujours cette dette. Alors que dans ma famille, ou parmi mes amis, tous me disaient que je n’avais pas à avoir une dette quelconque pour des choses que je n’avais pas fait. Or, Malcolm X dit très bien que les enfants de colons sont responsables, qu’ils ont bénéficié de l’argent de leurs parents, de leurs grands-parents.
Mais malgré tout cela, je considère qu’avec ce dernier livre, puisque c’est mon dernier livre, j’ai maintenant droit, à 67 ans, au respect dû aux vieux ! Et cela m’a même surpris, parce que je suis séropo et que les séropos ne se sont jamais vus vieillir. Et parce que je suis gay et que, comme les lesbiennes, les gays restent un peu enfantins jusqu’à la fin de leur vie. Mais je pense aujourd’hui, vraiment, que j’ai droit au respect des vieux. Quelqu’un qui me fait chier dans un débat, à un moment, je vais lui dire : « Attends, tu parles à une vieille, là ! »
Comme nous évoquions la question de la sexualité, j’ai relevé cette phrase : « Pas d’histoire d’amour avec un Maghrébin, c’est une dette que je dois payer pour l’Algérie. » Quelle est cette dette ?
C’est la dette d’au moins un million de morts, la dette de cette guerre horrible qui a duré depuis avant ma naissance et durant mes premières années. Mais regardez aussi ce qui se passe actuellement avec l’Algérie et ce ministre de l’Intérieur, ridicule, qui instrumentalise toutes les tensions du passé. Et puis, il y a aussi la question du retour de tout l’art qu’on a volé là-bas et qui est dans nos musées ici. Je suis sans doute naïf à la base, mais j’ai toujours cru que ces questions seraient réglées durant mon lifetime. Or, les archives sont toujours bloquées (ou encore une bonne part) et le lobby des pieds-noirs reste très puissant : même si la plupart ont disparu aujourd’hui, ce sont leurs descendants qui continuent.
Ma génération était persuadée qu’on allait pouvoir dépasser ces conflits ; or il n’en est rien. Et la gauche – encore une fois ! – a une responsabilité énorme sur ce sujet. On savait très bien que ce n’était pas la droite qui allait revenir là-dessus, mais que c’était le travail du PS, de Mitterrand, des autres partis de gauche… Et bien non ! Cela participe aussi d’un certain dégoût de la gauche. Et j’ai l’impression que Raphaël Glucksmann a pris tous les tics de langage du PS d’avant, tout ce qui nous désespère depuis des années.
Je n’avais aucun exemple politique, de mouvement ou de parti, qui puisse être comparé à Act Up !
En tout cas, je n’aurais jamais pensé qu’on en serait là, en 2025. Car l’Algérie est un pays immense, d’une grande richesse, ce n’est pas la Tunisie ou le Maroc (sans offense aucune pour ces deux pays), mais on continue à le traiter, nous les Français, en le rabaissant. Jamais je n’aurais imaginé qu’on arriverait à un tel niveau de bêtise, incarnée actuellement par ce crétin de Retailleau ? C’est honteux de continuer dans ce traitement colonial, ou néocolonial, avec cette petite France qui continue de se regarder le nombril et n’est pas foutue de regarder ce qu’ont fait et font les Anglais, les Espagnols, les Portugais, sur la question décoloniale.
Au tout début 1988, votre amour new-yorkais, Jim, vous emmène à une réunion d’Act Up et là vous n’en croyez pas vos yeux ni vos oreilles. Vous voyez une organisation, au sens premier du terme, car il s’agit d’abord de survie des malades. Comment était-ce ? Le groupe était-il déjà en proie à des divisions en interne ?
Pas du tout. En 1987-1988, Act Up-New York est un groupe très très soudé, d’abord tourné vers l’efficacité. C’est sans doute ce qui m’a influencé beaucoup alors, parce que ce que je connaissais en France, et ailleurs, du militantisme (on disait alors « gay et lesbien »), c’était que les gens s’engueulaient tout le temps. Malgré l’apport du Fhar (3) et des mouvements des années 1970. Et au début des années 1980, il y avait les lesbiennes d’un côté, les pédés de l’autre, les trans, elles n’étaient pas là, et les bis, tout le monde s’en foutait ! Avec Act Up, c’était la première fois que je voyais un exemple de fédération, de « coalition ». D’ailleurs c’est dans le titre, incroyable et absolument génial, pour faire l’acronyme Act Up : Aids Coalition to Unleash Power [Coalition contre le sida pour se libérer du pouvoir, NDLR] ! Qui imagine aujourd’hui une association avec un titre pareil !
Front homosexuel d’action révolutionnaire. Fondé peu après 1968, le Fhar fut le premier mouvement, radical, en France fondant son identité politique contre les discriminations de genres et des sexualités. Ses réunions furent évidemment, aussi, des lieux de rencontre, car la clandestinité, inévitable à l’époque, y était contestée, sinon dépassée.
Ce qui m’a fasciné tout de suite, c’est la mixité, qui n’existait pas en France, et puis surtout l’organisation. Je ne suis pas fan de l’organisation, mais ce qui m’énervait dans les groupes gay et lesbien, c’était toujours ces approximations, tout était fait un peu n’importe comment… Personne n’attendait son tour pour parler, il n’y avait pas d’autodiscipline. Alors qu’à Act Up-New York, les gens allaient de l’avant, avec une organisation qui permettait d’être efficace. Avec des règles claires pour prendre la parole, pour combien de temps, et tout un tas de principes pour les actions publiques, sans parler des visuels rendant tout de suite identifiable le groupe ! Et puis, là-bas, à l’époque, Act Up, c’était Keith Haring et bien d’autres artistes qui soutenaient le groupe et venaient aux réunions. Moi, j’avais jamais vu des artistes gays venir aux réunions du GLH (4) !
Groupes de libération homosexuelle, implantés dans les grandes villes de France, successeur obligé du Fhar, bien plus porté sur l’abrogation des lois discriminatoires envers les minorités sexuelles.
Il y avait un tel pot-pourri d’idées intéressantes que cela a été pour moi une révélation. Je n’avais jamais vu ça ! Je n’avais aucun exemple politique, de mouvement ou de parti, qui puisse être comparé à Act Up ! Car il y avait un vrai modus operandi, au cours des réunions, qui étaient totalement nouveau! Et qui marchait ! Avec bien sûr, le désespoir, car en 1987 il n’y avait pas de traitement, mais il y avait quand même une bonne humeur. C’est aussi ce côté positif qui m’a séduit tout de suite. Je suis rentré à Paris et je n’arrêtais pas de parler de cela à tout le monde, je radotais même, à la longue !
J’ai fait plusieurs papiers dans Libé, dans le Gai Pied, mais c’est surtout avec mes amis que cela a changé : ils savaient que je n’étais pas trop politique à cette époque-là, mais, déjà, ma rencontre avec Jimmy [Somerville (5)] en 1984 m’a vraiment mis dans une optique marxiste. Or je n’ai jamais lu Marx, ni Lénine, je suis vraiment un militant pragmatique, ras des pâquerettes en fait. Mais c’est Jimmy qui m’a emmené lorsqu’il faisait des concerts de soutien à la grande grève des mineurs, écrasée par Thatcher, et tout cela a été incroyable pour moi ! C’est d’ailleurs ce que raconte le film Pride (6). Or ce n’était pas rien d’aller à l’époque, en tant que gays, rencontrer des mineurs super hétéros.
Amant alors de Didier Lestrade et chanteur du groupe Bronski Beat and the Communards.
Ensuite, Act Up à New York a été vraiment une révélation : ce n’est pas tous les jours qu’on croise un mouvement politique qui vous étonne, vous séduit, vous impressionne autant. Et qui a laissé des traces. C’est un peu comme Bizi à Bayonne, ou Alternatiba, ou Extinction Rebellion (même si j’entends des trucs parfois pas supers sur eux), c’est exactement ce qu’il faut faire. De même, le mouvement contre les mégabassines. Tout ça, le modèle, c’est Act Up ! L’écologie, forcément, est aujourd’hui le sujet le plus important, et c’est normal qu’il y ait des actions de désobéissance civile. Mais avec une différence de taille : quand on fait de la désobéissance civile aujourd’hui, les militants sont tout de suite qualifiés de « terroristes » ! C’est dingue ! Alors que ça fait partie depuis toujours de l’histoire des mouvements et des luttes politiques. Comme les suffragettes, les mouvements pour la paix, pour les droits des Noirs…
Mais je crois qu’Act Up était un groupe assez dangereux et qu’il fallait protéger les gens par l’organisation et une certaine discipline : il y avait tellement de mecs et de filles qui voulaient se battre qu’il fallait une organisation et des règles. En restant toujours dans la non-violence, en sachant toujours que faire, en cas de garde à vue : toujours avoir ses médicaments sur soi, avoir ses papiers, pas de drogue en poche, etc. Ce qui me paniquait, c’est qu’il ait pu y avoir un blessé, car j’étais et me sentais responsable, en tant que président de l’association. Mais il faut se rappeler comment les flics étaient super polis à l’époque : on leur expliquait l’action qu’on voulait faire, sans violence, et ils pigeaient tout de suite ! C’était la police du PS ! Aujourd’hui, c’est bien plus terrible ! C’était déjà la police de la gauche qui a fait qu’on a arrêté de nous emmerder sur les lieux de drague publics.
Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Defferre, a fait détruire en 1982 les fichiers des homosexuels qu’avait constitués la police depuis des décennies ! Ce n’était pas rien ! C’était un symbole fort de liberté sexuelle et on l’a obtenu. Et à partir de 1989, quand Act Up-Paris s’organise, c’est toujours moi qui, comme président de l’association, vais déposer les parcours des manifs à la préfecture, et je n’ai jamais été emmerdé là-dessus non plus ! Rien à voir avec aujourd’hui, alors que j’ai horreur d’aller voir les flics. Mais comme il y avait urgence, et même extrême urgence, le groupe se devait d’être ultra-efficace et ultra-soudé. J’ai su que j’étais séropo en 1987, ça voulait dire à l’époque qu’on avait encore à peu près cinq ans à vivre, donc qu’à partir de 1992, j’aurais dû commencer à crever !
J’ai souvent entendu ça à Act Up : alors que les médecins affirmaient qu’il ne fallait pas militer, car cela allait vous fatiguer, donc faire baisser vos défenses immunitaires, le fait de se battre au contraire a sans doute été un moteur puissant chez de nombreux militants pour rester en vie…
Bien sûr ! C’est l’un des slogans d’Act Up, à la base du groupe : « Bats-toi ! Bats-toi ! » Je crois que c’est comme cela pour toutes les maladies, bien qu’il y ait eu pour le VIH une course contre la montre qui était évidente : tout ce que tu fais en dehors de la maladie, c’est thérapeutique ! Tu lis, tu fais des mots croisés, tu voyages, tu jardines, tu fais du yoga : tout cela, ce sont des trucs qui te maintiennes en vie. Il y a peu de temps, j’ai été fasciné de me rendre compte que, parmi tous les membres de la commission médicale (6), aucun n’est décédé à ce jour !
Commission spécialisée de l’association, dont le savoir sur la maladie fit de ses membres de véritables experts du VIH, vite reconnus comme tels par le corps médical.
Le fait de travailler tout le temps, sans relâche, sur l’information, montre qu’il y a un lien direct entre l’information et la survie. Et le fait de comprendre mieux la médecine permet de comprendre mieux ce qui se passe dans ton corps. Alors que tu fais face à ce mystère du virus, qui n’arrête pas de se répliquer chaque jour en millions de copies, il te paraît soudain bien plus compréhensible, plus gérable ! Il y a un truc qui est connu dans toutes les maladies : si tu t’informes, tu gères mieux ce qui se passe dans ton corps. Les gens qui sont dans le déni sont ceux qui crèvent les premiers. Et c’est logique ! C’est le slogan d’Act Up : « Information = Pouvoir » !
Pour revenir un peu en arrière, vous écrivez à propos de l’arrivée du virus et des contaminations importantes dans la communauté gay : « Au début, on a poussé le déni jusqu’à l’extrême limite ! »
Je crois que c’est ce qui se produit avec chaque épidémie. Regardez ce qui s’est passé avec le covid : c’est exactement la même chose ! Le « dénialisme » qu’il y a eu sur le covid a été aussi important que le « dénialisme » sur le VIH ! D’abord on a cru, ou on a voulu faire croire, que c’était un machin inventé pour tuer les Noirs, les pédés, les toxicos. Ensuite, on a su que c’était un virus, qui est arrivé en France depuis les États-Unis. Mais l’ironie du truc, c’est que c’est arrivé au moment où on commençait juste à être libres. Entre 1981 et 1986-1987, c’est la seule période de promiscuité sexuelle que j’ai eu dans ma vie. J’avais entre 20 et 25 ans, et j’en ai profité, bien sûr !
Les tox, c’est une des plus belles réussites du militantisme contre le sida.
Ensuite, il y a eu l’apprentissage de la capote, cela n’a pas été drôle, mais quelque part je crois que c’est cette peur du début qui nous a mobilisés pour après ! Car ce virus était tellement bizarre que je ne crois pas qu’on pouvait rester chacun dans son coin. Mais il y a un truc que je regrette de ne pas avoir mis dans ce livre. On sait à peu près tout sur l’histoire du sida, mais le dernier angle qui n’a jamais été traité par quiconque, que ce soit par un film, un documentaire, ou par des bouquins, c’est celui des toxicos. C’est ce sujet auquel on aurait dû consacrer un film !
Quand on pense à tous ces Maghrébins qui sont morts dans le secret le plus total, dans les années 1980 et encore plus 1990, c’est une honte qu’il n’y ait pas eu de film là-dessus. En plus, il y avait ce double stigmate, de mourir en tant que Maghrébin de cette maladie de pédé et en plus de tox ! Parce que la jonction entre les pédés et les tox à Act Up-Paris, c’est vers 1992. Et encore, très doucement, car les tox n’étaient vraiment pas nombreux ; il y avait même une antinomie : les pédés n’aimaient pas les tox, et les tox n’aimaient pas les pédés non plus !
Il n’y a plus d’identité vraiment gay liée à un style de musique électronique.
Donc, quand on a vu arriver les premiers tox dans les hôpitaux, vers 1992-1993, je me souviens que dans les salles d’attente on considérait qu’ils étaient ingérables, qu’ils ne savaient pas prendre leurs médicaments, etc. Or c’est la population parmi les personnes infectées qui a été – et de loin ! – la plus exemplaire, en termes de prévention, de suivi des traitements, et tout le reste ! Les tox, c’est une des plus belles réussites du militantisme contre le sida : ils ont compris la capote, ils ont compris les traitements, et tout le reste. Et il est fascinant que la plus belle réussite au niveau thérapeutique n’ait jamais été célébrée.
Pour terminer sur la musique, car vous étiez d’abord critique musical, vous m’avez dit un jour que, « dès les années 1980, il était devenu très clair que la house music allait devenir la musique de la communauté [LGBT] ». Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
C’était très clair tout d’abord parce que la house a été créée par des Noirs homosexuels, de Chicago, de Detroit et de New York. Et quand on voit les documentaires qui sortent aujourd’hui sur la disco et la house, c’est même bien au-delà de ce que je pensais, alors que je connais quand même très bien le truc : j’ai été littéralement effaré par l’avalanche de pédales qui ont créé ces types de musiques. Au-delà de ce que je pensais !
Et la house est apparue avec le sida, donc il était évident que cela allait non seulement devenir le fond musical du sida, mais surtout la musique qui allait apporter du soutien ! C’est ce qu’a traduit, dans un slogan génial, Hervé Robin : « Sida is disco ! » (7) Et c’est aussi parce qu’à Act Up on a toujours essayé de faire une jonction musicale avec l’association, puisque les trois premiers fondateurs, Luc Coulavin, Pascal Loubet et moi, on était tous journalistes musicaux.
Slogan affiché de façon provocatrice par Act Up-Paris sur son char de la Gay Pride à la fin des années 1990 !
Donc il y avait un aspect novateur dans cette musique qui collait avec le côté politique novateur d’Act Up. Ensuite, l’arrivée de la french touch, vers 1996-1997, a fait que les hétéros se sont approprié assez vite cette musique, même si ça avait déjà commencé avec les tecknivals et les raves quelques années plus tôt, qui étaient quand même des trucs d’hétéros à la base – même si je trouvais ça plutôt génial, notamment de danser en plein air ! Aujourd’hui, il faut bien le dire, cela a beaucoup changé, et il n’y a plus d’identité vraiment gay liée à un style de musique électronique. Je suis même super étonné de voir que les jeunes queers de nos jours écoutent du gabber !
C’est quoi du gabber ?
Le gabber est apparu vers 1991 et est une techno qui tape fort, dans la lignée de ce qu’on a longtemps appelé le hardcore. Avec un rythme très rapide et un style agressif. Au départ, c’était un truc d’hétéros, de footballeurs, de hooligans, apparu d’abord en Hollande. De tous les courants de la techno, c’était le pire du pire, et de loin ! Il y a donc un retournement politique incroyable, assez récent, qui fait que le courant de la techno qui était le plus hétéro, le plus footballeur, le plus facho même, est devenu celui qu’on entend trente-cinq ans après dans les clubs queers !
Le son a certes un peu évolué, par rapport à ses débuts, avec un côté plus industriel, mais c’est toujours aussi rapide, aussi peu mélodieux… Je pourrais comparer ça à ce qui s’est passé avec le « bomber », ce blouson kaki [à l’origine, celui des aviateurs de l’armée américaine dans les années 1950-1960 N.D.L.R.] que se sont vite approprié les skinheads fachos au tout début des années 1980 et qui a ensuite été récupéré par les pédés. À tel point que lorsque tu allais au Queen (8) dans les années 1990 et que tu disais avoir perdu ton bomber, le type du vestiaire se retournait et te montrait les 50 ou 100 bombers sur les cintres derrière lui !
C’est ça qui est intéressant finalement : comment on a réussi à retourner un opprobre en un truc positif ?
Mais c’est ça qui est intéressant finalement : comment on a réussi à retourner un opprobre en un truc positif ? Cela dit, en tant qu’amoureux de bonne musique électronique, cela m’inquiète quand même parce qu’il y a plein de musiques bien meilleures que du gabber, qui n’est vraiment pas du tout groovy ! On a perdu l’aspect de la musique noire dans la musique d’aujourd’hui, parce que le gabber, c’est quand même un truc blanc, très blanc ! Et pour moi, ça a un côté totalement antinomique avec la culture de la house et des musiques électroniques, très intimement liée depuis le tout début des années 1980 à la culture gay (ou LGBT).
Club gay mythique sur les Champs-Élysées, ouvert en 1992 et qui a fermé en 2018.
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