Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition
Inflexion idéologique chez les sociaux-démocrates, victoire culturelle pour la gauche radicale… Face à la guerre commerciale de Donald Trump, toutes les chapelles de la gauche convergent vers un discours protectionniste, avec des différences.
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© Thomas COEX / AFP
Du particulier au général. À gauche, toutes et tous n’ont qu’un seul mot à la bouche : « protectionnisme ». Face à la guerre commerciale menée par Donald Trump, les progressistes et les écologistes se rangent fermement derrière cette doctrine qui vise à protéger l’économie française de la concurrence mondiale à travers l’instauration de barrières douanières, le soutien des industries nationales, la mise en place d’embargos ou de quotas d’importation. Le discours protectionniste est désormais perçu comme un moyen de contrer le rêve impérialiste du président américain.
Il y a quelques années, le concept était pourtant tabou, sali par l’usage qu’en a fait l’extrême droite qui l’a associé à ses obsessions nationalistes, xénophobes et patriotiques. Seules quelques rares figures de gauche osaient brandir cette doctrine en slogan de campagne. En 2012, Jean-Luc Mélenchon mène sa première campagne présidentielle en défendant un protectionnisme « solidaire ». Un an plus tôt, François Ruffin assume dans un livre, Leur Grande Trouille, journal intime de mes « pulsions protectionnistes » (Les Liens qui libèrent, 2011), vouloir déconstruire le lien entre nationalisme et protectionnisme.
De manière générale, la gauche antilibérale a toujours eu un penchant pour cette doctrine. Aujourd’hui, les insoumis défendent une taxation selon le chiffre d’affaires réel des Gafam, une régulation des investissements étrangers, une préférence pour les producteurs locaux dans les marchés publics ou une conditionnalité des aides publiques au maintien de l’emploi et à la bifurcation écologique.
Chez les Écologistes, pourtant ardents défenseurs de la construction européenne, le vocabulaire est comparable depuis quelques années. En 2019, Yannick Jadot défendait déjà un « protectionnisme vert ». En 2024, Marie Toussaint plaidait pour la fin des accords de libre-échange, l’introduction de clauses miroirs dans tous les accords commerciaux, l’extension de la taxe carbone aux frontières…
Un « protectionnisme » social-démocrate
Mais les sociaux-démocrates, qui se sont plutôt construits en contradiction avec toute forme de souverainisme, n’ont jamais eu cette tonalité. Arnaud Montebourg a longtemps été bien seul à défendre une ligne protectionniste, favorable à la démondialisation.
« Historiquement, il y a eu des clivages assez importants entre une gauche plus interventionniste et protectionniste et une gauche sociale-démocrate qui s’est convertie au néolibéralisme, au libre-échange et aux ‘bienfaits’ de la construction européenne au milieu des années 1980 », rappelle Éric Berr, maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux et coresponsable du département d’économie de l’institut La Boétie, le think tank associé à La France insoumise (LFI).
Durant la campagne des européennes, les sociaux-démocrates ont néanmoins renoué un peu avec l’idée protectionniste héritée de Jean Jaurès qui, au moment de la « première mondialisation » à la fin du XIXe siècle, défendait un protectionnisme agricole. Raphaël Glucksmann, la tête de liste du Parti socialiste (PS) et de Place publique (PP), a plaidé pour un protectionnisme écologique européen.
Aujourd’hui, il y a certainement une inflexion des sociaux-démocrates devant les récentes décisions américaines et chinoises.
É. Berr
Un protectionnisme à base de « Buy European Act », de « mesures miroirs », de l’usage du règlement de l’écoconception pour interdire le marché européen aux produits les plus polluants, ou d’une extension du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Une mutation idéologique ? Oui et non. Car les socialistes ne se reconnaissent pas pleinement dans le concept de protectionnisme, préférant parler de « souverainisme européen ».
« Aujourd’hui, il y a certainement une inflexion des sociaux-démocrates devant les récentes décisions américaines et chinoises. Prôner le libre-échange entre ces deux puissances, c’est être le dindon de la farce. Mais est-ce vraiment un tournant ? Est-ce que la gauche sociale-démocrate, en France comme en Europe, est en train de remettre réellement en question le dogme de la concurrence et du libre-échange ? Est-ce que la gauche sociale-démocrate s’est levée contre le bradage de Vencorex ? On peine à voir une réelle inflexion », interroge Éric Berr.
Limiter l’expansion de la mondialisation et les accords de libre-échange
Autre divergence : le cadre de ce protectionnisme de gauche. Certains préfèrent défendre un souverainisme européen quand d’autres veulent un « protectionnisme solidaire » en créant des coopérations avec des pays d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie, des pays qui sont « affectés par la guerre commerciale de Trump », selon les mots des insoumis. Les gauches se rapprochent mais n’ont pas tout à fait la même vision des choses.
La gauche est historiquement divisée sur la mondialisation. Et certains partis sont même divisés en interne à l’échelle européenne.
M. Combes
« La gauche est historiquement divisée sur la mondialisation. Et certains partis sont même divisés en interne à l’échelle européenne : les écologistes allemands ou belges ne sont pas alignés avec la délégation française, affirme Maxime Combes, économiste chargé des politiques commerciales à l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) et collaborateur de l’Observatoire des multinationales. Néanmoins, en France, l’ensemble des gauches se sont mises d’accord pour dire qu’elles ne veulent plus d’une expansion de la mondialisation et de nouveaux accords de libre-échange. Depuis 2017 et la fin du mandat de François Hollande, le Parti socialiste a exprimé une volonté de se démarquer de la ligne pro-mondialisation. »
La gauche entrerait donc en phase de transition. « Aujourd’hui, tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut mettre un mécanisme d’ajustement aux frontières, observe Anne-Laure Delatte, directrice de recherche au CNRS. Trois raisons sont invoquées pour justifier le protectionnisme : la dépendance à des produits stratégiques, l’environnement et la protection des emplois des ouvriers. La gauche radicale insiste depuis longtemps sur ces trois raisons. Le reste de la gauche en fait peut-être un peu moins sur la question de la protection des ouvriers. Ce sont des approches divergentes mais il n’y a pas vraiment de clivages profonds. » Vers une réconciliation économique ?
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