Finance sans conscience…
Les grands patrons comme Bernard Arnault qui menacent de se délocaliser aux États-Unis font un choix politique bien au-delà de la course au profit. Car ils ne peuvent ignorer la dimension idéologique du nouveau pouvoir américain.
dans l’hebdo N° 1859 Acheter ce numéro

© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
À la cérémonie d’investiture de Donald Trump, Bernard Arnault était aux premières loges. Celles des amis de longue date. Un peu en arrière, parce que de rang inférieur, figuraient Éric Zemmour et Marion Maréchal. Tout un programme ! Le patron de LVMH est évidemment un homme politique. Qu’il ne convoite pas de siège à l’Assemblée ou ailleurs ne change rien à l’affaire. Il fait de la politique avec une redoutable efficacité. Dans le conflit entre l’Union européenne et Trump, il n’est donc pas étonnant qu’il prenne grossièrement parti pour l’affairiste de la Maison Blanche.
À la poubelle de l’histoire, donc, l’ordolibéralisme rhénan.
Il vient d’appeler les dirigeants européens à régler « à l’amiable » le différend commercial avec Washington. Un peu à la façon dont Trump demande au président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de régler à l’amiable son « différend » avec Poutine… Comme une injonction à se soumettre. Ce que Bernard Arnault a appelé « bureaucratie européenne » devant ses actionnaires, ce sont toutes les normes sociales et environnementales qui entravent l’ultralibéralisme. À la poubelle de l’histoire, donc, l’ordolibéralisme rhénan, qui prétendait naguère soumettre l’économie à certaines règles morales !
Bernard Arnault n’est pas le seul à « voter » Trump. Des grands labos pharmaceutiques comme Sanofi et Servier menacent, eux aussi, de se délocaliser si l’Union européenne ne passe pas sous leurs fourches caudines en libéralisant les prix des médicaments. Ils l’ont dit dans un courrier adressé à la présidente de la Commission de Bruxelles, Ursula von der Leyen, cosigné par trente grands patrons européens du secteur. Quant à Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, il est allé au Texas participer à une conférence des « pétroliers » pour dire toute son admiration à Trump qui promet de déréguler la production d’hydrocarbures. On se souvient du fameux « Forez ! forez ! forez ! » du président américain.
C’est toute une politique qu’ils vont soutenir, de haine des immigrés, d’homophobie, de mépris pour la connaissance, pour le droit et la démocratie.
Ces grands patrons ont en commun avec Trump une « philosophie », si on ose dire. Après nous, le déluge, et toutes les calamités pour les générations futures ! « Sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Gargantua à Pantagruel. « Finance sans conscience… » pourraient dire Arnault et Pouyanné. Le commun des mortels s’interroge : quelle idée du monde et d’eux-mêmes se font ces personnages ? La question, j’en conviens, est déjà une naïveté. La fortune d’Arnault s’élève à plus de 145 milliards de dollars, elle a fait un bond de 18 milliards en 2024, et ce n’est jamais assez. Et le cynisme du personnage n’est plus à démontrer. Il a un lourd passé d’évadé fiscal. L’Amérique fut déjà pour lui terre de refuge quand le bolchevik Mitterrand est arrivé au pouvoir.
On pourrait dire « business as usual ». Mais ceux qui feront aujourd’hui le choix de se délocaliser comme les y encourage Trump ne feront pas qu’échapper à l’augmentation massive des taxes douanières promises pour le mois de juillet. C’est toute une politique qu’ils vont soutenir, de haine des immigrés, d’homophobie, de mépris pour la connaissance, pour le droit et la démocratie. Que peut signifier pour eux l’appel du ministre de l’Économie et des Finances, Éric Lombard, au « patriotisme européen » (1) ?
Les grands patrons ne peuvent ignorer la dimension idéologique du nouveau pouvoir américain.
Un patron, Michel-Édouard Leclerc, s’est singularisé, au lendemain de la charge anti-européenne de Bernard Arnault, en invitant le patron de LVMH à « jouer patriote ». Mais ceux-là sont rares. Ils sont loin d’être des parangons de vertu sociale, mais ils rappellent au moins que la citoyenneté ne se réduit pas au CAC 40. Au-delà d’un intérêt mercantile à court terme, les grands patrons ne peuvent ignorer la dimension idéologique du nouveau pouvoir américain.
Entretien dans La Tribune dimanche du 20 avril.
Le duo infernal Trump-Musk représente un projet de société. À côté d’eux, Margaret Thatcher jouait petit bras. Plus de règles, plus de lois, plus d’écologistes : un rêve. Un darwinisme social qui a pour ADN le dollar. L’adhésion au projet du président républicain, c’est aussi jouer Poutine, Netanyahou, et le saccage de la planète. C’est jouer la suppression de l’aide humanitaire. Faut-il, au prétexte d’augmenter de façon exponentielle ses profits à court terme, témoigner d’un tel mépris pour la terre entière ?
Quant au gouvernement français, il se donne le beau rôle en appelant les grands patrons à la solidarité européenne. Mais ce qu’il fait pour les retenir ressortit à la même logique. Combler le déficit public en faisant les poches des retraités, et des « fraudeurs » à la Sécu, ce n’est certes pas la folle démesure du projet Trump, mais ça se situe fondamentalement du même côté de la barrière de classe.
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