Premières leçons américaines
Sous le joug de Trump, les États-Unis se vivent comme un pays sous occupation. Ces moments de terreur où chacun fait avec sa conscience. Hélas, du Parti démocrate aux géants de l’internet, les collabos sont plus nombreux que les résistants.
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© Tim Evans / AFP
Les États-Unis nous réapprennent quelque chose que nous avions voulu oublier. Comment un homme seul, qui se situe à mi-chemin entre Hitler et Ubu roi, peut mettre en coupes réglées un pays moderne, a fortiori celui-ci, aussi vaste, aussi décentralisé, aussi fier de ses institutions et de sa démocratie. Donald Trump et son homme de main affolé par la kétamine, Elon Musk, ont réussi en un rien de temps à démanteler l’État fédéral, à ruiner les services sociaux, à s’attaquer à tous les lieux de savoir. Et c’est ici que la comparaison avec Hitler, qui a évidemment ses limites, a quelque pertinence.
Comme si soudain tous les contre-pouvoirs avaient disparu, hormis quelques juges promis à la déréliction.
Goebbels faisait brûler les livres, Trump fait interdire les ouvrages jugés trop progressistes, évoquant les questions de genre, les discriminations raciales, le réchauffement climatique. Des mots sont prohibés. Trump a son « art dégénéré ». Il a porté à incandescence cette moitié d’Amérique qui a peur des idées nouvelles et des bouleversements démographiques. Avec lui, la peur a changé de camp. Comme si soudain tous les contre-pouvoirs avaient disparu, hormis quelques juges promis à la déréliction. Les États-Unis se vivent sous occupation. Ces moments de terreur où chacun fait avec sa conscience. Et on a l’impression que, au sein du Parti démocrate, comme à la tête des grandes firmes industrielles et des géants de l’internet, et même des universités, les collabos sont plus nombreux que les résistants. On a vu très vite la lâcheté gagner les Jeff Bezos et les Mark Zuckerberg.
Des réactions de chefs d’entreprise voulant préserver leur société, disait-on. Il n’est qu’à lire L’Ordre du jour, d’Éric Vuillard, pour se souvenir avec quel froid « réalisme les grands industriels allemands rallièrent les nazis en février 1933 (1). Bezos et Zuckerberg sont les Krupp, les Opel et les Siemens de l’Amérique d’aujourd’hui. L’ironie du sort, c’est qu’Ubu prend des décisions tellement folles qu’il est en train de les affaiblir. Les cours de leurs sociétés s’effondrent. Même Elon Musk est pris à revers. L’effet boomerang de la guerre douanière déclarée au monde entier, et à la Chine plus qu’aux autres, commence à frapper l’économie américaine. Les collabos risquent d’être punis par là où ils ont péché. Sans compter que l’Union européenne, si elle se réveille, devrait logiquement cibler les Gafam en premier.
Actes Sud, 2017.
Mais le vrai mystère réside dans le Parti démocrate. On a trop longtemps parlé de « sidération ». La vérité, c’est que chacun calcule sa stratégie personnelle pour les mois qui viennent. Ne surtout pas insulter l’avenir, au cas où l’avenir, ce serait encore le milliardaire de Mar-a-Lago. Voyez ce gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, qui emprunte doucement au discours de Trump. On entend cette sourde hésitation : où placer le nouveau curseur de la résurrection ? Pas trop à gauche, surtout ! Et il y a ceux qui, comme Obama ou les Clinton, ne se sentent pas très fiers de leur bilan, de leur couardise sociale, et de leur arrogance pour cette Amérique qui a peur de l’avenir.
Dans les hautes sphères du parti, on préfère donc attendre que le vent tourne. Le désastre est probable. Il a déjà des effets irréversibles pour les petites gens qui paieront le prix fort de l’inflation. Et la suppression brutale de l’Usaid, l’agence de l’aide à l’étranger, a déjà de lourdes conséquences pour les céréaliers du Kansas, notamment, privés de débouchés. Le pays peut-il se retourner contre son apprenti sorcier ? Et dans quel délai ?
L’autre Amérique existe toujours, peut-être même majoritaire, mais orpheline de dirigeants
Des motifs d’espoir tout de même. Le 6 avril, quelque 1 200 rassemblements se sont tenus à l’initiative d’associations. Et un homme au moins montre l’exemple : Bernie Sanders. Le sénateur du Vermont a deux adversaires : Trump, et l’âge de ses artères. À 83 ans, il ne peut guère incarner l’avenir. Mais son discours infuse. Cette grande figure de la gauche réunit des foules considérables lors d’une tournée de meetings haletante. « On ne va pas laisser l’Amérique devenir une oligarchie ! », scande-t-il.
La jeunesse d’Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue de New York qui mène campagne à ses côtés, est aussi d’un grand réconfort. Mais ils sont bien seuls. On est loin encore de la déferlante que la situation exigerait. Et pourtant, on ne le répétera jamais assez, si Trump a remporté la présidentielle de novembre, ce n’était pas un raz-de-marée. L’autre Amérique existe toujours, peut-être même majoritaire, mais orpheline de dirigeants et d’une parole politique forte et courageuse.
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