En Cisjordanie occupée, la crainte d’une « nouvelle Nakba »
Depuis le début de la guerre, les raids de l’armée israélienne s’intensifient dans le nord du territoire occupé. Dans les camps de réfugiés palestiniens de Jénine et Tulkarem, près de 50 000 personnes ont été poussées hors de leurs maisons, sans possibilité de retour. À Naplouse, les habitants craignent de subir le même sort.
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© Nicolas Cortes
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« Israël est passé d’une ethnocratie à une dictature fasciste » L’État binational, une idée juiveSur un pan de mur, près de l’artère principale du camp de Balata à Naplouse, des photos de visages juvéniles sont collées, les unes à côté des autres. Ce sont les portraits des « martyrs », membres des groupes armés tombés ces dernières années dans leur lutte contre l’armée israélienne. Ils sont jeunes, posent tout sourire, armes en main. Au fond d’une ruelle étroite, Hani Shtwani, un habitant du camp, pousse la porte de son appartement. Dans un salon sans fenêtres, il s’assied, remonte ses manches et s’allume une cigarette.
« Ce n’est pas la première fois que les soldats investissent nos maisons, lâche l’homme de 50 ans, mais c’est bien la première fois que je les vois tout détruire à l’intérieur. » Hani n’en est pas à sa première visite de l’armée israélienne. Ces derniers mois, les soldats bouclent régulièrement le camp, officiellement à la recherche de combattants palestiniens et de leurs soutiens. Dans les faits, les arrestations ciblent aussi les habitants et ceux qui osent critiquer les actions d’Israël en Cisjordanie occupée, notamment sur les réseaux sociaux.
Sur les coups de 5 heures du matin, le mercredi 9 avril, des coups retentissent contre sa porte. L’armée, présente depuis la veille aux entrées du camp, entame ses recherches, foyer par foyer. « Ils nous ont tous regroupés dans le salon puis, après avoir contrôlé nos papiers, ils m’ont isolé, bandé les yeux et attaché les mains », détaille-t-il lentement. Seul, il fait face aux questions des soldats, alors que sa famille est enfermée dans une pièce attenante. « Ils me hurlaient ‘où sont les armes ? Où sont les armes ?’, alors qu’il n’y a rien de tel ici. »
J’entendais des cris dans les autres pièces, des gens être frappés.
Hani
Pendant de longues minutes, il les entend retourner les meubles, les matelas, les oreillers, les dalles du carrelage de sa cuisine. Sans rien trouver. Puis, les militaires l’emmènent dans une maison attenante, où ils retiennent plusieurs habitants du quartier pour des interrogatoires, « alors qu’ils me pressaient de répondre en appuyant contre moi les crosses de leurs fusils, j’entendais des cris dans les autres pièces, des gens être frappés. Heureusement, ils ne sont pas allés jusque-là avec moi ».
Assise aux côtés d’Hani, sa mère, Amal, étend lentement ses jambes sur l’accoudoir. Sous ce même toit, trois générations ont grandi et vécu ici. Elle, depuis les années 1950. Originaire d’un village des alentours de Yafa, à l’ouest, la Palestinienne de 90 ans a vécu la Nakba. De ces souvenirs, elle garde le récit d’une longue marche, de l’exode, à l’âge de 15 ans, vers la Jordanie d’abord, puis vers Balata quelques années plus tard.
Nasser, son petit-fils, raconte en souriant : « Quand l’armée est arrivée ici mercredi, elle n’a pas arrêté de répéter que ça recommençait. » Ici, l’histoire se transmet, de génération en génération. « Je suis retournée voir mon village, il y a trente ans. Je raconterai toujours à mes enfants et petits-enfants comment nous avons été chassés. En fait, c’est une nouvelle Nakba qu’ils veulent nous faire vivre », soupire Amal.
Une volonté d’annexion revendiquée
Dans la grande rue qui traverse le camp, les commerces restent ouverts, coûte que coûte. Mais aux entrées des immeubles, les stigmates de l’opération de cette semaine s’entassent. Portes brisées, carrelage fendu, canapés éventrés. Comme tous ses voisins, Bassam Abu Jaber a vu l’armée investir sa maison lors du raid du 9 avril. Sans le téléphone qu’il sort de sa poche, on aurait peine à croire au désordre qui régnait ici quarante-huit heures plus tôt.
Sur les images, l’appartement est sens dessus dessous, les sièges retournés, la mousse éparpillée. « Ils ont arrêté mon frère et mes deux fils : Ahmad, Jaber et Hamad. D’eux, je n’ai eu des nouvelles qu’aujourd’hui. » Les trois ont été emmenés au centre de détention de Huwara, réputé pour ses interrogatoires particulièrement violents.
Depuis les attaques contre Israël par le Hamas le 7 octobre 2023 et le début de la guerre, les assauts de l’armée israélienne ne cessent de se multiplier dans toute la Cisjordanie occupée. Après la violation en mars dernier du cessez-le-feu à Gaza par Israël, les ministres les plus extrémistes du gouvernement Netanyahou misent sur l’accélération de leur projet assumé d’annexion.
Le 6 janvier, le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, souhaitait même, sans le cacher, voir la Cisjordanie occupée vivre le même enfer que Gaza. « Naplouse et Jénine doivent ressembler à Jabaliya », menaçait alors le suprémaciste. Aujourd’hui, la ville du nord de l’enclave palestinienne n’est plus qu’un tas de gravats, réduite en cendres par plus d’un an de bombardements intensifs.
À Jénine et Tulkarem, c’est en plein hiver que les familles des camps de réfugiés ont subi de plein fouet cette volonté d’annexion aujourd’hui revendiquée. Le 21 janvier, l’armée israélienne lance l’opération « Mur de fer », qui vise alors à mettre fin aux activités des groupes armés de la résistance palestinienne.
Un nom lourd de symbolique alors que Vladimir Zeev Jabotinsky, fondateur du mouvement sioniste révisionniste, écrivait en 1923 : « Notre action d’immigration en Palestine doit cesser, ou se poursuivre sans nous arrêter à la position des Arabes ; de telle sorte que notre établissement puisse s’y développer sous la tutelle d’une puissance qui ne soit pas dépendante de la population locale, à l’abri d’une muraille de fer que cette population ne pourra jamais forcer. »
Devant le portail de l’hôpital Khalil Suleiman à Jénine, près de trois mois plus tard, un épais talus de terre et de gravats barre désormais l’entrée du camp. En quelques semaines d’offensive, près de trente mille personnes ont été forcées de quitter leurs maisons, sans avoir le temps d’y récupérer le nécessaire. Derrière ce barrage, les immeubles vidés de leurs habitants sont désormais investis par les soldats. Et quiconque s’y aventure s’expose aux tirs des M16 israéliens.
L’armée israélienne bloque les urgences
Alors que des rafales éparses retentissent derrière les murs, les patients de l’hôpital continuent leur chemin, comme si de rien n’était. « On dirait qu’ils s’entraînent », dit Hassan en levant les yeux au ciel. Assis sur un banc de pierre, à deux pas de l’entrée du camp, il n’a pas revu sa maison depuis quatre-vingt-six jours et vient aujourd’hui pour des examens médicaux.
« Ils ont installé ce barrage il y a une vingtaine de jours, explique-t-il. Avant, on pouvait encore essayer de passer mais maintenant, ce n’est plus possible. Et ce, même si le Croissant-Rouge tente une médiation. » Expulsé de sa maison, il vit désormais à Al-Yamun, où il loue un appartement avec sa famille. Il ajoute, vidéo à l’appui : « L’armée bloque également l’entrée des urgences deux à trois fois par semaine, en tirant des gaz lacrymogènes sur les personnes qui essayent de s’en approcher. »
En partant du camp de Jénine, toutes les familles n’ont pas eu la chance de retrouver un logement. Des centaines d’entre elles, poussées sur les routes, se sont réfugiées dans un premier temps dans un institut pour personnes non-voyantes, sur les hauteurs de la ville. C’est à une douzaine de kilomètres de là, dans le village de Zababdeh, qu’une majorité d’entre elles atterrissent, le 10 avril, poussées une nouvelle fois vers un avenir incertain.
Tous les jours sont pires que les précédents.
Nazmeh
Au pied d’un immeuble du campus de l’Arab American University, des familles déposent des sacs remplis de vivres et de vêtements, pour tenir les semaines à venir. Au dernier étage, Nazmeh, 53 ans, est arrivé le matin même avec son frère et ses fils. « Nous n’avons plus rien. Ni documents, ni certificats de naissance, ni argent. Et ici, nous sommes désormais trop loin de la ville. Tous les jours sont pires que les précédents », se désespère le déplacé de Jénine.
« Il y a deux jours, quand j’ai essayé d’accéder à ma maison, pour la dixième fois depuis le raid, un soldat a tiré sur le mur à côté de moi pour me faire fuir. Je n’ai pu en voir qu’une partie brûlée, et l’autre détruite », déplore Nazmeh. Si la colère contre les Israéliens est grande, la rancœur se fait sentir aussi à l’encontre de l’Autorité palestinienne. « Que font-ils pour nous ? », s’indigne le père de famille qui a dû tout quitter. « Rien. » Alors il a fait une promesse : « Nous sommes allés devant le gouvernorat à Jénine et nous leur avons dit : ‘Quand l’armée partira, nous reviendrons nous asseoir sur les ruines de nos maisons.’ »
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