L’atelier Missor dans le moule du combat civilisationnel
Ce lieu d’apprentissage de la sculpture et de la fonderie, populaire sur YouTube, est devenu un outil de promotion idéologique pour la droite et l’extrême droite. Début 2025, l’entreprise s’est retrouvée au cœur d’une affaire judiciaire impliquant la mairie de Nice.
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© Adrien Fillon / Hans Lucas / AFP
« À nos chers Américains : nous sommes la dernière fonderie en France et nous avons un message pour vous. Gardez la statue de la Liberté ; elle vous revient de droit. Mais soyez prêts pour une nouvelle : plus grande, faite de titane pour durer des millions d’années. » Magie de l’algorithme, ce tweet de l’atelier Missor, aimé par 72 000 personnes et assorti d’une illustration générée par IA, a fini par atterrir sous les yeux d’Elon Musk. Quelques heures plus tard, il a commenté la publication postée le 18 mars : « Looks cool » [« ça a l’air cool », N.D.L.R.].
Fondé en 2021 à Nice par Missagh Movahhed Ghaleh Nouri, alias « Missor », et une dizaine de ses amis, l’atelier documente sur YouTube son apprentissage de la sculpture et de la fonderie. Ouvertement amateurs, les membres se donnent pour mission de reprendre le « rêve de civilisation » attribué à Napoléon en érigeant des statues monumentales. L’uniforme est de mise : chemise, bretelles et béret sont portés par ces apprentis sculpteurs. Créer des statues, donc, mais pas de n’importe qui. Dans leur panthéon on trouve Napoléon, bien sûr, mais aussi Marc Aurèle, Nietzsche, Dostoïevski… Et une seule femme : Jeanne d’Arc.
Cette dernière est justement au cœur d’une polémique qui a donné une visibilité toute nouvelle à l’atelier Missor. Le 2 octobre 2023, la mairie de Nice, via sa régie Nice Parcs d’Azur, lui a commandé une monumentale statue équestre en bronze ornée de feuilles d’or. Mesurant 4,50 mètres de haut, elle représente cette figure historique tenant une épée, pommeau retourné, évoquant plus une croix qu’une arme.
« C’est tellement grossier »
Elle est inaugurée sur son socle le 19 décembre 2024 en grande pompe par le maire de Nice, Christian Estrosi (Horizons), qui se félicite : « Elle restera dans les mémoires et dans les livres comme un exemple. » Mais, le 15 janvier, le marché est annulé par le tribunal administratif de Nice après un recours du préfet des Alpes-Maritimes pour soupçon de favoritisme. La commande, qui s’élève à 170 000 euros, a été passée sans publicité ni mise en concurrence, pourtant obligatoires pour tout projet estimé à plus de 40 000 euros HT. Un manquement qualifié de « vice d’une particulière gravité ».
En parallèle, le parquet de Nice ouvre une enquête et perquisitionne les locaux de la régie le 28 janvier, à la suite d’un signalement effectué par un autre élu d’opposition, Jean-Christophe Picard (EELV). Ce juriste de formation et ancien président d’Anticor est pour le moins circonspect face à une telle erreur : « C’est tellement grossier qu’on a du mal à croire que c’est une bourde », souffle-t-il. Alors que la décision du tribunal administratif imposait à l’atelier de retirer la statue et de rembourser immédiatement les 170 000 euros d’argent public, la ville a fait couler du béton autour du socle le 3 mars, ignorant délibérément le jugement.
Ce pied de nez à la justice est le fait d’une coalition informelle allant de la droite à l’extrême droite. Sous la bannière sobrement intitulée « Sauvons Jeanne », Philippe Vardon, conseiller municipal d’extrême droite (Identité Libertés), met en cause « la gauche et l’extrême gauche ». Deux jours plus tôt, la section locale de Reconquête ! organisait sa propre mobilisation. Gaël Nofri (Horizons), président de la régie Nice Parcs d’Azur, adjoint municipal et vice-président de la métropole Nice Côte d’Azur, accuse de son côté la justice de « dérive woke ».
Selon cet ancien conseiller de Marine Le Pen, l’atelier Missor était le seul capable de réaliser cette statue, « l’œuvre d’art unique » étant une exception prévue par le code de la commande publique. Une rhétorique reprise par l’atelier, qui se pose comme étant le « seul en France à faire ce genre de travail ». Pourtant, il existe bien d’autres entreprises dans l’Hexagone qui réalisent des sculptures classiques en bronze.
Le modèle du surhomme
En transformant ce litige juridique en combat idéologique, la mairie de Nice offre une belle vitrine à l’atelier Missor tout en niant sa propre responsabilité. La ville hongroise de Mátészalka a même proposé de recueillir la statue, pour « sauver notre culture occidentale fondée sur le christianisme ». Depuis quelques années, le bloc réactionnaire a fait d’un prétendu mouvement massif de déboulonnement des statues un cheval de bataille. Or, si le sujet a suscité des débats nationaux, les exemples de déboulonnage se comptent sur les doigts d’une main depuis les années 2000 et se limitent aux départements d’Outre-Mer, comme à La Réunion, avec des figures emblématiques de l’esclavage et de la colonisation.
Gaël Nofri, qui a régulièrement pris la parole sur le sujet ces dernières années, met en avant le projet de l’atelier de « réinvestir une lecture particulière de l’histoire qui est celle du roman national ». Peu de temps avant la commande, l’atelier avait fait don à la municipalité niçoise d’un buste de Napoléon, qui a, selon les mots de l’adjoint, convaincu son équipe de faire appel à lui. Cette visibilité nouvelle est bienvenue pour l’atelier Missor, qui évoque depuis 2024 sa situation proche de la faillite.
Car le modèle économique de l’entreprise interroge. Outre le buste de Napoléon à Nice, l’atelier de fonderie a offert une statue d’Héraclès à la ville de Rueil-Malmaison en août 2024. Contacté, le cabinet du maire Patrick Ollier (LR), par ailleurs président de la métropole du Grand Paris, a expliqué avoir reçu ce don gracieux dans le cadre des Jeux olympiques, et se défend de toute contrepartie. Du côté des artistes, l’atelier Missor n’a pas répondu aux sollicitations de Politis. Nous avons tenté de les joindre par le biais de leur avocate, Me Carine Chaix, sans succès. Cette dernière est par ailleurs membre du Collectif Justitia, créé par le milliardaire d’extrême droite Pierre-Edouard Stérin pour mener sa « guérilla juridique ».
Quand on fait travailler des artistes, on ne leur demande pas quelle est leur carte.
G. Nofri
Confronté aux porosités troublantes entre l’atelier Missor et l’extrême droite, Gaël Nofri se défend : « Quand on fait travailler des artistes, on ne leur demande pas quelle est leur carte. » Missagh Movahhed Ghaleh Nouri, 34 ans, récuse lui-même être à la tête d’un « atelier d’extrême droite », comme l’affirmeraient des « articles bidon ». Mais qu’en est-il vraiment ? L’actionnaire majoritaire de l’entreprise est Missor lui-même, à hauteur de 95 %. Les 5 % restants sont répartis entre cinq de ses amis, dont les youtubeurs Florent Tavernier et Simon Bavastro, alias « Barbare civilisé ». Cette bande d’amis créant des vidéos ensemble sur la plateforme, depuis dix ans pour certains.
Une youtubeuse préférant rester anonyme, qui a croisé brièvement les membres du groupe dans les années 2010, raconte leur attrait pour la « philosophie antique » et le « stoïcisme », avec comme modèle contemporain Nietzsche et sa théorie du « surhomme », mais aussi une mentalité « antisystème ». À ses yeux, ils avaient alors plutôt des idées progressistes, avant un « basculement » difficile à dater. Si la plupart des vidéos de l’époque ont été supprimées, certaines ont été republiées par d’autres utilisateurs. Une vidéo de 2016 montre par exemple un Missor s’exprimant loin de son personnage actuel de pourfendeur de wokistes anti-moderne : « Avant, j’étais raciste et plein d’autres trucs nuls. »
En compagnie facho
L’année de création officielle de l’atelier marque un tournant. En janvier 2021, dans un reportage réalisé par VA +, le format vidéo de Valeurs actuelles, les sculpteurs expliquent vouloir redonner leurs lettres de noblesse à d’illustres personnages « de l’Occident » aujourd’hui désavoués à cause de « l’Éducation nationale » et du « socialisme ». Se mêlent un rejet de la modernité et une adhésion affichée à la virilosphère. Amateurs de sports de combat, les membres de l’atelier ont comme traditions le bras de fer et la bien-nommée « lutte sur canapé ». D’après Nice-Matin, certains membres de l’atelier étaient même présents en marge des fight clubs tenus aux Arènes de Cimiez début 2023, rassemblant la jeunesse d’extrême droite niçoise.
Côté clientèle, l’atelier Missor fait partie, dès 2021, du catalogue en ligne de Terre de France, aux côtés de figures de la fachosphère comme Papacito, Valek et Baptiste Marchais. Parmi les acheteurs de ce site patriotique, on trouve l’essayiste d’extrême droite Julien Rochedy, l’archidiocèse de Rouen ou encore la famille Murat, qui descend de Napoléon. En août 2023, le jeune prince Joachim a reçu pour ses 2 ans un buste de son ancêtre.
En juillet de la même année, un autre a été offert à Brigitte Macron par Yasmine Murat, présidente de l’Association pour le rayonnement français, placée sous le patronage de la présidence de la République. Le cabinet de la première dame assure que ce présent « symbolique » a été offert dans le cadre des protocoles dédiés. En décembre 2024, toujours avec cette association, la première dame a remis une statuette de l’atelier en guise de prix.
Joachim Murat père, régulièrement invité par le média d’extrême droite Frontières (ex Livre noir), est à l’origine, aux côtés d’André Barthe, ancien adjoint à la culture de Nice, d’une cagnotte en ligne pour sauver la statue de Jeanne d’Arc. Lancée en janvier, elle est encore loin du compte avec 52 000 euros récoltés sur 170 000. Si l’avenir de l’atelier Missor est pour l’heure menacé, l’affaire reste à suivre aux vues de sa capacité à lever une petite armée de boucliers.
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