Limousin : la ferme-usine de la discorde
Malgré la colère de riverains et des associations, un centre d’engraissement de plus de 2 000 bovins verra le jour près de Limoges, porté par un groupe agro-industriel.
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Data centers : le cadeau de Macron aux Gafam Une pharaonique autoroute fluviale dans les Hauts-de-France À Mer, une muraille de plateformes logistiquesDepuis son jardin ou la fenêtre de sa chambre, Emmanuel Evrard a une vue bien dégagée. Sur les champs de colza et sur une exploitation agricole composée de dix bâtiments recouverts de panneaux photovoltaïques, dans lesquels des vaches attendent et meuglent de temps en temps. Un paysage qui tranche radicalement avec les bosquets entourant le village de Peyrilhac et son hameau de La Roche, émaillé de maisons individuelles, de jardins et de quelques restes de forêt préservée.
« Quand je suis arrivé il y a six ans, j’étais censé vivre en zone verte, entouré de nature. Je ne pensais pas être voisin de milliers de bovins. Les entrepôts les plus proches des maisons devaient servir pour le stockage du matériel, mais on n’y croit plus », glisse le quadragénaire qui vit à 80 mètres des premiers bâtiments. Il a planté plusieurs arbres dans l’espoir de recréer une vision arborée dans quelques années.
« L’agriculteur devait planter des arbres au bord de la route communale, devant les maisons. Il ne l’a pas fait », ajoute-t-il, désabusé. Si l’exploitation agricole en question, appartenant à M. Thomas, existe depuis une vingtaine d’années, un nouveau centre d’engraissement, piloté par la société de production de viandes T’Rhéa, accueillera 2 100 bêtes prochainement, dont 600 en pâturages.
« Le couloir des odeurs »
Robert et Sylviane Patapy vivent à Peyrilhac depuis quarante-cinq ans. Leur maison est située « dans le couloir des odeurs ». Parfois, l’été, il est impossible de garder les fenêtres ouvertes ou de faire sécher le linge dehors. Le couple raconte comment le paysage a changé au fil des années et des travaux. Il y avait des prairies et des bois : ils ont été défrichés alors que beaucoup d’habitants s’y promenaient, y dénichaient des cèpes ou des girolles. Les sangliers et les chevreuils passaient souvent devant leurs yeux : aujourd’hui, ce sont plutôt les camions de bestiaux, pleins ou vides, tous les jours.
Des mégabassines, des extensions d’aéroport, des fermes-usines, des plateformes logistiques XXL, de nouvelles autoroutes, les infrastructures des JO d’hiver, des « gigafactories » de batteries électriques, un méga canal traversant les Hauts-de-France, l’éternel chantier du Lyon-Turin : autant de projets qui prévoient de bétonner des surfaces naturelles, fracturer des montagnes, accaparer des ressources en eau. En 2019, le média Reporterre élaborait une « carte des luttes » qui en recensait une soixantaine. Aujourd’hui, il y en a plus de 600. Nous avons choisi d’en mettre cinq en lumière, autour de cinq thématiques clés : l’agriculture, l’énergie, le transport, le commerce et le numérique.
Depuis la lutte victorieuse contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la résistance citoyenne face aux « grands projets inutiles et polluants » n’est plus une utopie. Et il y a eu d’autres victoires. Mais la lutte s’est complexifiée, au rythme de la répression envers les mobilisations écologistes et des textes de loi détricotant le droit de l’environnement avec l’argument de « simplifier » la vie économique ou la reconquête industrielle. Sans oublier les discours faussement écolos autour des énergies renouvelables ou du fret fluvial, qui détournent les regards des véritables impacts sur la biodiversité, le climat et la démocratie environnementale.
Dans son manuel illustré Lutter contre les projets imposés et polluants (Le Passager clandestin), le collectif Terres de luttes, qui œuvre depuis 2021 contre les projets polluants en accompagnant les collectifs citoyens, souligne le pouvoir du « droit contre le béton ». À condition que les citoyen·nes soient informés et les procédures légales respectées.
Car même si les milliers de bêtes ne sont pas encore arrivées, le site est bien implanté avec environ 800 têtes de bétail, et les nuisances liées à l’activité sont déjà une réalité. « Il y a les odeurs, le bruit, les pollutions potentielles liées au fumier mais aussi aux camions, qui seront encore plus nombreux. Et puis les animaux ne seront pas heureux dans de telles conditions », énumèrent d’une même voix les riverains opposés au centre d’engraissement.
Nous ne sommes pas du tout contre les agriculteurs, mais ça, c’est une usine à bestiaux.
« Nous sommes les dommages collatéraux de cette ferme-usine », se désole Laëtitia Anaclet, qui vit juste en face. Elle rénovait sa maison depuis six ans pour lui donner une plus-value dans l’espoir de la revendre et de partir vivre ailleurs avec sa famille. Mais son bien a perdu 30 % de sa valeur, selon les agents immobiliers qu’elle a rencontrés. « T’Rhéa m’a déjà lancé : “On va le racheter, votre taudis !”. » Les tensions se sont exacerbées ces derniers mois entre les riverains et les salariés de l’exploitation. « Ils roulent très vite sur la petite route, nous frôlent en passant. Et ils n’hésitent pas à faire du bruit la nuit, comme couper des arbres devant chez moi à 22 heures », s’indigne la mère de famille, qui ne laisse plus ses enfants faire du vélo devant chez elle.
99 % d’avis négatifs
La plupart des riverains ont découvert ce projet par le bouche-à-oreille ou en tombant par hasard sur une affiche à la mairie indiquant le début d’une enquête publique en mars 2024. À l’époque, le projet prévoyait plus de 3 000 bovins. La consultation avait recueilli 99 % d’avis négatifs sur près de 12 000 exprimés. Les quatre communes concernées avaient voté des motions contre le projet et un avis défavorable avait été rendu. Le porteur de projet avait donc revu le nombre de bêtes à la baisse et révisé son plan d’épandage et de gestion des eaux.
Nous sommes venus ici pour être à la campagne, pas pour vivre sur un site industriel !
Jusqu’au dernier moment, les riverains ont espéré. Mais le préfet a finalement donné son feu vert à cette seconde mouture, le 22 mai. Vu la taille des bâtiments, les riverains redoutent une entourloupe, et qu’au fil des mois le nombre de bêtes augmente. Ils craignent aussi l’installation future d’un méthaniseur sous leurs fenêtres, afin d’absorber le fumier. « Nous ne sommes pas du tout contre les agriculteurs, mais ça, c’est une usine à bestiaux, dénoncent les riverains. On préférerait avoir trois ou quatre agriculteurs à côté de chez nous plutôt qu’une ferme-usine. Nous sommes venus ici pour être à la campagne, pas pour vivre sur un site industriel ! »
Derrière ce projet nommé « Terres de Chavaignac » se cache le groupe agroalimentaire Carnivor, dont T’Rhéa est une filiale. Pour les opposants et certains agriculteurs, il semble évident que Carnivor, originaire du sud-est de la France, tente petit à petit de contrôler toute la filière viande.
« Le groupe a commencé par la vente de viande dans le commerce import/export, puis a développé la vente aux particuliers avec un réseau de magasins dans le sud de la France, et a créé une unité de transformation de viande. Puis il a remonté d’un cran la filière en amont en rachetant des abattoirs en Bresse, en Corrèze et dans la Vienne, précise Vincent Laroche, administrateur de Terre de liens Limousin. Ils ont mis la main sur un premier centre d’engraissement dans la Creuse, surnommé la “Ferme des mille veaux”, et maintenant un nouveau centre à Peyrilhac. »
Du côté de T’Rhéa, on se défend de créer une ferme-usine. L’un des arguments principaux est la relocalisation et le développement d’« un marché de proximité » de la viande : pour l’engraissement, afin d’éviter des milliers de kilomètres en camion aux bêtes, et pour la provenance du foin, de la paille et de l’alimentation, venant des départements limitrophes spécialisés en grandes cultures, évitant ainsi l’importation de soja d’Amérique.
« Il y a une certaine logique à faire l’engraissement dans le Limousin, concède Hugo Bourdin, de la Confédération paysanne Haute-Vienne. Mais ce serait aux paysans de s’en charger car c’est cette étape qui détermine la valeur ajoutée et donc les prix. C’est une région de naisseurs, nous sommes habitués à faire ça. Mais développer cette filière locale et paysanne demanderait une action coordonnée de l’État, des aides de la PAC et de la chambre d’agriculture. »
Intérêt général vs intérêts privés
Le quasi-monopole de Carnivor suscite de vives inquiétudes chez certains agriculteurs, qui craignent des conséquences sur le ramassage des bêtes (transport à l’abattoir) et sur les prix. Une démarche qui symbolise l’« agriculture de firme » en plein essor en France depuis quelques années. Ou comme le résume la Confédération paysanne : « un projet 0 % paysan ».
Autre inquiétude : le grignotage du foncier et les pressions exercées sur les agriculteurs. Le dossier du projet mentionne 605 hectares de terres, dont une partie sera une prairie pour faire paître quelques bêtes, mais la majorité servira à accueillir le fumier, selon le plan d’épandage défini par la chambre d’agriculture, afin de ne pas surcharger les terres et les ruisseaux en éléments minéraux dévastateurs pour l’environnement. M. Thomas possède directement 59 hectares de terres, et le reste en fermage. En décidant « d’intégrer la future société d’exploitation en tant qu’associé actif », il met l’ensemble à disposition du groupe. Or une partie des propriétaires concernés a exprimé son désaccord lors des deux enquêtes publiques.
« Dans le projet initial de 3 000 bêtes, T’Rhéa devait gérer 15 000 tonnes de fumier, mais son plan d’épandage n’était viable que pour 10 000 tonnes, le reste étant envoyé vers un méthaniseur en projet à 30 km, explique Vincent Laroche. Comment maîtriser un plan d’épandage sans avoir la maîtrise des terres, et pour lesquelles les deux tiers des baux sont dénoncés ? » Dans le plan complémentaire, les porteurs du projet déclarent avoir reçu des lettres d’intention d’autres agriculteurs acceptant de recevoir des épandages de fumier sur leurs terres.
Est-ce qu’on veut d’une boîte qui s’approprie l’élevage limousin ou des agriculteurs autonomes qui œuvrent pour le bien commun ?
V. Laroche
« Quand une telle entreprise s’implante quelque part, on sait qu’elle aura besoin de foncier supplémentaire. Le risque est que T’Rhéa démarche les agriculteurs partant bientôt à la retraite pour racheter leurs terres. Si elle propose 4 000 ou 5 000 euros l’hectare alors qu’on est plutôt à 2 500 euros, ce sera difficile pour la plupart des agriculteurs de ne pas céder », s’inquiète Hugo Bourdin.
« Tout l’enjeu est d’avoir des projets d’installation ou de reprise de terres pour garantir les emplois agricoles, donc nous devons agir avec des proprios qui refusent de travailler avec les groupes agro-industriels, complète Vincent Laroche. C’est une question d’intérêt général contre des intérêts privés ! Est-ce qu’on veut d’une boîte qui s’approprie l’élevage limousin ou des agriculteurs autonomes qui œuvrent pour le bien commun ? Ce projet acte la fin des paysans ! »
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