Agriculture : la santé mise au ban
« Nous sommes entrés dans l’âge du poison » écrivait en 1962 Rachel Carlson dans Printemps silencieux. Soixante-trois ans plus tard, la réactionnaire loi agricole Duplomb nous confirme âprement que nous n’en sommes pas sortis.
dans l’hebdo N° 1864 Acheter ce numéro

Christian Jouault était producteur laitier en Ille-et-Vilaine. Fils d’agriculteurs, il a toujours baigné dans les champs, les tracteurs… et les pesticides. Une prise de conscience sur les dangers des pesticides l’incite à passer en bio dans les années 1990. Quelques années d’insouciance plus tard, sa femme décède d’un lymphome non hodgkinien ; lui déclare un cancer de la prostate. Deux maladies aujourd’hui officiellement reconnues comme pouvant être liées à l’exposition aux pesticides. Christian s’est éteint le 10 avril, à 70 ans, d’une forme de leucémie reconnue comme liée aux pesticides.
Odette Gruau, agricultrice dans le Maine-et-Loire a eu trois cancers, et est décédée d’un glioblastome cérébral en 2020. Elle était jeune retraitée. Jacques Fortin a été agent agricole de l’Institut national de recherche agronomique pendant trente ans, chargé de traiter les céréales, les champs, les animaux, les étables sans aucune protection. Il vit depuis vingt-six ans avec la maladie de Parkinson. En 2014, Politis publiait un dossier titré « Cancer des agriculteurs, la fin d’un tabou ». Vraiment ? Car ces témoignages de combattant·es, ces vies sacrifiées, ces récits de culpabilité existent par milliers en France. Mais qui les entend, les écoute, les prend en compte ?
Depuis la première déferlante de colères agricoles fin 2023, la grande absente des débats et des envolées politiques est la santé. Celle des hommes, des femmes, des enfants, mais aussi celle des sols, de l’eau, de l’air, de la faune et de la flore. Du vivant. Même chose avec la proposition de loi dite Duplomb, qui, dans le texte, vise à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Dans la réalité, elle vise à assouplir, encore, les normes environnementales, et à renforcer l’idée que l’écologie est la pomme d’or de la discorde agricole.
La future loi Duplomb nous fait glisser encore davantage dans une société réactionnaire banalisée.
Composé de huit articles, et passé en procédure accélérée, ce texte propose spécifiquement l’allègement des normes pour faciliter les élevages industriels ou la construction de retenues d’eau pour les gros agriculteurs, la destruction des zones humides, la réautorisation de certains néonicotinoïdes, des pesticides destructeurs pour les pollinisateurs et les écosystèmes. Après des débats fermes mais constructifs en commissions du développement durable et des affaires économiques, elle devait être débattue à l’Assemblée nationale du 26 au 29 mai.
Mais une motion de rejet préalable a été largement adoptée en séance publique (274 voix pour, 121 contre) pour esquiver les amendements écologistes et insoumis. Le texte sera donc tranché en commission mixte paritaire (CMP), par sept députés et sénateurs avant d’être voté au Parlement… sans débat ! Lobbying intense des syndicats que sont la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, tapis rouge déroulé à l’agrobusiness, mise au ban de la santé et de l’expertise scientifique, désinformation sur les alternatives aux pesticides, pulvérisation du débat démocratique : cette future loi est un concentré des dérives qui paralysent une transition agroécologique d’ampleur, et nous fait glisser encore davantage dans une société réactionnaire banalisée.
En 1962, l’américaine Rachel Carson publiait le best-seller Printemps silencieux, qui compilait ses observations de terrain et dix ans d’études scientifiques sur les effets des pesticides dans l’environnement. « Nous sommes entrés dans l’âge du poison », disait-elle. Soixante-trois ans plus tard, nous n’en sommes pas sortis, et la liste des victimes s’allonge.
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