Un héritage empoisonné ? La gauche et le passé (post)colonial de François Mitterrand
Deux historiens, qui ont dirigé l’ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la Françafrique, interrogent le point aveugle colonial et postcolonial de la gauche, avec comme repère le rôle central que le défunt président français joue dans cette configuration.

© Philippe Roos / CC BY-SA 2.0 / Wikipédia
Dans les enjeux et débats actuels de la gauche – congrès, alliances/pas d’alliance, positionnement politique, stratégie électorale, bilans politiques –, une question n’a pas été posée : le passé (post) colonial de François Mitterrand pourrait-il éclairer la crise identitaire de la gauche et ses débats actuels ? La question est, au sein de la gauche, notamment socialiste, encore largement taboue, car François Mitterrand est toujours, pour le Parti socialiste un point de repère, et une figure tutélaire.
Et pourtant… La part d’ombre de François Mitterrand ne s’arrête pas à la francisque reçue des mains du Maréchal Pétain durant le régime de Vichy, ni à ses relations troubles et durables avec d’anciens dignitaires ou fonctionnaires du régime pétainiste, elle s’étend à son parcours colonial (des années 30 au début des années 60) et postcolonial (de 1965 à 1995).
Après les décolonisations, François Mitterrand a complètement réécrit sa biographie durant la période coloniale : il va, par petites touches dans ses ouvrages successifs, se dépeindre comme un visionnaire qui non seulement avait prévu les décolonisations, mais avait, de surcroît, milité pour leur avènement ! Une légende bâtie de toutes pièces, nécessaire pour celui qui avait, dès le début des années 1960, l’ambition de prendre la tête de la gauche non-communiste (ce qui sera chose faite en 1965). La légende était belle, elle n’a pas été interrogée.
Défenseur acharné de l’Empire
Pourtant, des recherches récentes, plusieurs livres et essais, et notamment le tout dernier regroupant plus d’une trentaine de spécialistes reconnus, François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la Françafrique, (éditions Philippe Rey, 2025, sous la direction de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel), ne laissent planer aucun doute : François Mitterrand fut un défenseur acharné de l’Empire, et ce jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.
Il est vrai que François Mitterrand lègue à la gauche plusieurs avancées incontestables : l’abolition de la peine de mort, la liberté étendue des médias, la recherche de la justice sociale, la poursuite du rapprochement franco-allemand, la participation à la construction européenne… Mais il laisse, aussi, un autre héritage à cette même gauche, structurant une relation inavouée au passé colonial et la continuité de la Françafrique, initiée par le général de Gaulle dès 1960.
François Mitterrand n’est évidemment pas le seul responsable des errements de la gauche durant la colonisation : le gouvernement Mollet (responsable de la SFIO, ancêtre du Parti socialiste), on s’en souvient, s’abîma dans la répression à outrance durant la guerre d’Algérie, faisant voter les pouvoirs spéciaux en 1957 tout en couvrant la systématisation de la torture. Mais François Mitterrand avait été, dès le début de la guerre d’Algérie et alors qu’il était ministre de l’Intérieur, partisan de la manière forte, excluant toute négociation.
Tout au long de la IVe République, François Mitterrand demeura convaincu que la grandeur de la France était conditionnée à son domaine impérial.
Ministre de la Justice sous ce gouvernement, non seulement il suivit sa dérive répressive, mais fut même l’un des plus radicaux puisqu’il fut le plus sévère ministre de la Justice, proposant très peu de grâces aux condamnés à mort du FLN. Il connaissait par ailleurs parfaitement, contrairement à ce qu’il affirmera plus tard, l’usage extensif de la torture. Certains ministres, tels Alain Savary et Pierre Mendès France, démissionnèrent après le détournement de l’avion qui transportait Ben Bella, alors leader du FLN. François Mitterrand choisit de rester, étant prêt à poursuivre l’aventure avant que la crise de mai 1958 ne déjoue ses plans et permette au général de Gaulle de revenir au pouvoir. Paradoxalement, il reviendra à la droite, avec le général de Gaulle, de procéder aux décolonisations.
Tout au long de la IVe République, François Mitterrand demeura convaincu que la grandeur de la France était conditionnée à son domaine impérial. Cette idée, tôt acquise dans sa jeunesse, ne le quittera plus. Elle sera réactualisée de manière spectaculaire durant ses deux septennats. Sur cette période et ces enjeux, la gauche n’a jamais entrepris un véritable travail d’anamnèse.
En ce domaine, François Mitterrand, une fois arrivée au pouvoir, avait montré la voie en tentant d’écrire une « mémoire » focalisée sur « l’œuvre française Outre-mer ». Il neutralisera tout d’abord durant ses deux mandats toutes les initiatives issues de la société civile cherchant à insérer l’histoire et la mémoire coloniale dans le débat public et écartera ceux qui, dans son propre camp, aurait pu s’emparer de ces enjeux, à l’image de Michel Rocard, Jean-Pierre Cot, Pierre Joxe ou Alain Savary. À partir de 1982-1983, un projet de « mémorial » est initié par François Mitterrand, assisté de son conseiller Maurice Benassayag, avec pour objectif de l’installer à Marseille, ville de son ministre de l’Intérieur Gaston Defferre.
Nostalgie coloniale
Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce mémorial avait pour objet de rendre hommage à l’« œuvre coloniale » de la France en Algérie, et plus particulièrement d’évoquer l’histoire des pieds-noirs, une démarche de reconnaissance de la nation en forme de compensation des traumatismes subis par les colons européens en Algérie lors de la décolonisation. L’érection de ce mémorial est cependant compromise, à la fois par les oppositions prévisibles dans le propre camp de François Mitterrand, puis par la cohabitation qui survient en 1986.
C’est précisément en 1986 que la droite s’empare du projet, qui correspond parfaitement à sa vision de l’histoire coloniale, guidée aussi par des raisons politiques, visant à récupérer le vote pied-noir. Ce projet va être, dès lors, un véritable serpent de mer et, par ricochet, inspirera tous les projets de lieux dédiés à la nostalgie coloniale dans les années 2000 et finalement avortés, à Marseille, Montpellier ou encore dans le cadre de la partie « coloniale » de la Maison de l’histoire de France voulue par Nicolas Sarkozy.
Il faut se souvenir que le mémorial de Marseille était inclus dans la fameuse loi sur la « colonisation positive » de février 2005, dont l’article 4 – portant sur l’enseignement des « aspects positifs de la colonisation » dans le secondaire et orientant les recherches universitaires en ce sens – sera finalement abrogé, tout en conservant donc l’article stipulant la création du mémorial. L’origine mitterrandienne du projet de mémorial de la France d’outre-mer peut surprendre a priori, sauf si l’on se place dans une perspective de longue durée : elle ne fait que confirmer, au fond, la trajectoire coloniale et postcoloniale de la figure tutélaire du Parti socialiste.
Cette initiative mémorielle mitterrandienne est pratiquement simultanée, en 1982, à un autre de ses combats : l’amnistie des factieux de l’OAS et leur réintégration dans leurs grades. Geste tacticien, qui visait à conserver le vote pied-noir auquel il avait fait cette promesse, mais qui visait aussi, au fond, à gratifier ceux qui avaient, jusqu’au sacrifice, combattu pour conserver l’Algérie, la « perle de l’empire », dont la perte est pour François Mitterrand un véritable déchirement. Nous l’avons aujourd’hui oublié, mais François Mitterrand dut lutter contre son propre camp et passer par le 49.3 pour imposer cette loi.
Compromission
Dans le même registre (post) colonial, François Mitterrand remercia Jean-Pierre Cot qui, ministre de la Coopération, avait naïvement cru logique d’appliquer le programme de la gauche concernant le « pré carré » africain de la France. En 1982, François Mitterrand est à la croisée des chemins : doit-il laisser poursuivre la rupture avec ce système, qui ne s’appelle pas encore la Françafrique ou revenir en arrière et poursuivre sur le chemin tracé par ses prédécesseurs ? Le sentiment que cette aire d’influence est indispensable à la puissance de la France – comme l’Empire l’était au temps de la colonisation – l’emporte : Jean-Pierre Cot devra partir.
La longue histoire de la compromission de la gauche avec les pratiques (néo) coloniales peut se poursuivre, scandée par le soutien à des dictatures corrompues et parfois meurtrières et les scandales qui se succèdent. Le génocide des Tusti au Rwanda marque le crépuscule du sphinx. Ses responsabilités accablantes dans cette tragédie, documentées par le rapport Duclert publié en 2021, doivent aussi être éclairées par la volonté de l’ancien président de conserver à la France, dans la droite ligne de sa pensée coloniale, ce territoire ancienne colonie belge, afin, toujours, de sécuriser et, ici, d’accroître, le « domaine » postcolonial de la France.
Dans toutes ces configurations historiques, la gauche a joué un rôle central. Il est temps, aujourd’hui, de les regarder en face.
Le fantôme de Fachoda et la haine des « Anglo-Saxons » supposés soutenir le Front de libération patriotique basé dans l’Ouganda voisin et qui mettra fin finalement au génocide et prendra le pouvoir, pèse aussi d’un poids très lourd dans la dérive mitterrandienne : l’obsession de la concurrence britannique est en effet incorporée dès sa prime jeunesse par François Mitterrand et ne le quittera plus.
Point aveugle
Voici le legs « colonial » de François Mitterrand à la gauche. Celle-ci en a-t-elle pris la mesure ? Absolument pas. La loi de 2005 sur la « colonisation positive » a suscité de fortes réactions, venues notamment des enseignants et chercheurs, dans le secondaire et le champ académique, dénonçant à juste titre une politisation de l’histoire. Mais peu ont prêté attention aux débats parlementaires. Le détail de ces débats est hallucinant, où les députés de gauche approuvent les propos révisionnistes des rapporteurs, niant l’usage de la torture par l’armée dans les colonies tout en faisant l’apologie de la « mission civilisatrice ».
Manque d’attention ? Négligence ? Convergence de vue ? Au minimum, il s’agit d’un point aveugle de la gauche face au passé colonial, son passé colonial. Et ce point aveugle est tenace. François Hollande ne fera rien, sinon déclarer la nécessité d’un « regard lucide » sur ce passé et il faudra attendre l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron pour que le rapport à l’histoire et la mémoire coloniale change, mettant à l’agenda des débats publics, par la commande d’une série de rapports, les dossiers brûlants de la guerre d’Algérie et des relations franco-algériennes pendant et après la colonisation, le rôle de la France durant le génocide des Tutsi au Rwanda, la guerre oubliée du Cameroun et, récemment, les massacres de Madagascar.
Dans toutes ces configurations historiques, la gauche a joué un rôle central. Il est temps, aujourd’hui, de les regarder en face, pour dépasser un héritage empoisonné au centre duquel nous retrouvons la figure de François Mitterrand.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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