Cannes 2014 : « Welcome to New York » d’Abel Ferrara ; « Les Merveilles » d’Alice Rohrwacher ; « Brooklyn » de Pascal Tessaud
« Welcomme to New York » d’Abel Ferrara
Les Merveilles, de l’Italienne Alice Rohrwacher, présenté officiellement aujourd’hui, est entré discrètement dans la compétition. Le film a en effet été montré à la presse avant-hier soir, c’est-à-dire quand l’excitation médiatique pour celui d’Abel Ferrara était à son comble, et que des projections étaient organisées pour les journalistes sur la Croisette par Vincent Maraval, le producteur de Welcome to New York .
Puis le buzz s’est transformé en scandale, avec l’accusation d’antisémitisme lancée contre le film, la mécanique médiatique touchant dès lors son point d’emballement ultime, une mécanique médiatique à laquelle tout le monde a participé, Vincent Maraval le premier – un cas d’école. Après une telle accusation, plus aucun contre-argument ne paraît recevable, les dénégations d’Abel Ferrara étant sans doute les moins audibles.
À mes yeux, Welcome to New York est un film anémié, étrangement sage et honteusement cheap . Abel Ferrara a sans doute cru que sa fascination pour Gérard Depardieu irradierait son film. Mais cela ne marche pas. Je ne suis pas de ceux qui vouent aux gémonies Depardieu sous prétexte qu’il admire Poutine. Depardieu est avant tout un comédien, et je me souviens de lui, magistral, chez Ferreri, Truffaut et, bien sûr, Pialat. Mais ce Depardieu là est perdu. En tout cas, il n’a pas été retrouvé par Ferrara, où il n’est qu’une masse corporelle obèse et grognante (une réminiscence du « cochon » du livre de Marcella Iacub ?).
Abel Ferrara a réalisé un film paresseux, qui suit platement le déroulement de l’affaire judiciaire, avec quelques scènes de sexe tournées comme du porno soft. Et une caractérisation des personnages pas plus originale que celle qu’on a pu lire dans les journaux. Devereaux, le personnage joué par Depardieu, est, hormis son addiction sexuelle, présenté comme un faible et son cynisme serait le fruit de ses désillusions sur le monde et les possibilités de le transformer. Quant à sa femme, Simone (Jacqueline Bisset), elle est riche et ambitieuse, sans doute plus ambitieuse pour Devereaux que lui-même, et certainement pas montrée sous son jour le plus sympathique, c’est le moins qu’on puisse dire.
Mais accuser le film d’antisémitisme paraît outré. Les deux scènes mises en cause – quand Simone est remerciée pour l’argent qu’elle a envoyé en faveur de l’État d’Israël ; et quand Devereaux évoque l’attitude du père de sa femme qui aurait profité de l’Occupation, en totale contradiction avec ce que, dans la réalité, fut le sort du père d’Anne Sinclair – peuvent être interprétées différemment. Ces scènes sont aussi très mineures au sein du récit. Si une idéologie antisémite gangrénait le film, celle-ci serait prégnante, s’inscrirait dans plusieurs scènes, prendrait pour cible autant Simone que Devereaux. Ce qui n’est pas le cas.
« Les Merveilles » d’Alice Rohrwacher
Je reviens maintenant aux Merveilles , d’Alice Rohrwacher, après ce long détour par Welcome to New York , que je n’avais pas prémédité. Les Merveilles n’est certainement pas le film le plus spectaculaire de la compétition, par une cinéaste dont c’est ici le second long-métrage. Il met en scène une famille habitant à la campagne et vivant de l’apiculture, dans la région de l’Ombrie, où l’on parle italien bien sûr, mais aussi allemand. Les parents (interprétés par Sam Louwyck et Alba Rohrwacher, la sœur de la réalisatrice), qui ne sont pas issus du monde rural mais s’y sont installés, semblent avoir eu des idéaux soixante-huitards, envolés depuis longtemps. Ils travaillent désormais d’arrache-pied pour tenter de rendre vivable leur exploitation et assurer le quotidien pour leurs quatre filles.
Une chronique, donc, avec une large dimension documentaire, notamment pour ce qui concerne les abeilles, dont la caméra approche les ruches et les essaims de très près. Les comédiens ont aussi reçu une formation pour reproduire au mieux, et on imagine en toute sécurité, les gestes. Une chronique, où le travail occupe une place importante. Car dans cette ferme, faite de bric et de broc, tout le monde met la main à la pâte, y compris les filles, en particulier les deux aînées, Gelsomina et Marinella.
Ces filles travaillent sous l’autorité , parfois rude, de leur père. Mais on ne ressent pas chez elles de souffrance. Le travail des enfants n’est pas autorisé, pourtant le spectateur n’a jamais le sentiment qu’elles sont exploitées – et même si on ne les voit jamais à l’école. Elles participent à l’effort collectif, elles sont membres à part entière de la communauté familiale dont elles sont solidaires, alors qu’il faut faire face aux difficultés – comme dans une petite ruche. C’est la vie de cette famille, hors de la modernité, communautaire et ouverte (elle intègre un jeune délinquant en placement contre quelque argent) mais relativement isolée, qui est le centre des Merveilles.
Puis, comme si c’était le destin de très nombreux films italiens, la télévision y fait son apparition, sous la forme du tournage d’une émission, qui organise dans la région un concours des meilleurs produits de ce territoire. Une émission de toute évidence ringarde, avec une animatrice grimée en Etrusque, interprétée par une Monica Bellucci qui n’est littéralement qu’une apparition jusqu’à ce qu’elle devienne soudain réelle, vers la fin du film.
Mais chez Alice Rohrwacher, la télévision comme machine à illusions ne rend pas les gens dupes. Encore moins la famille de Gelsomina, même si celle-ci parvient à y concourir avec son père, pensant que la récompense, en cas de victoire, pourrait régler les problèmes d’argent de ses parents. La cinéaste parvient à donner à ces séquences une dimension à la fois comique et tendre.
Les Merveilles montre ce que coûte une forme de marginalité, et ce que celle-ci réclame d’amour. C’est un drôle de film sans pathos, « exotique » comme l’est le cadeau que le père fait à ses filles, qui trône ensuite dans la cour de la ferme : un chameau.
« Brooklyn » de Pascal Tessaud
Un dernier mot pour évoquer Brooklyn , présenté à l’Acid aujourd’hui, une fiction de Pascal Tessaud. L’histoire de Coralie (Kt Gorique), qui débarque à Paris pour tenter sa chance dans le rap. Le rap est de plus en plus présent dans le cinéma français (dans les films de l’Acid à Cannes par exemple, il en est question, d’une manière ou d’une autre, dans au moins trois films : Brooklyn , donc, mais aussi Qui vive , de Marianne Tardieu, et les Règles du jeu , de Claudine Bories et Patrice Chagnard). Ici, le rap est central, même si Brooklyn n’est pas un film musical, ni le récit du parcours miraculeux d’une rappeuse inconnue sur le chemin de la gloire.
Non, ce qui est beau dans Brooklyn , au-delà du fait, non négligeable, qu’il ignore les poncifs du « film de banlieue », c’est qu’il donne à voir le rap vécu par une jeune fille comme un moyen de connaissance du monde et d’elle-même. En faisant résonner son flow, Coralie est en quête de sa place et de sa voie. Elle (se) grandit. Brooklyn est un joli roman d’apprentissage contemporain.
Quant à Jean-Luc Godard, c’est décidément non : voir l’interview qu’il a donnée à la RTS.
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