La tour d’ivoire hospitalo-universitaire
Docteur BB analyse dans ce billet les difficultés des praticiens de terrain à travailler avec les services « experts », nimbés de leur position de savoir.
J’aborderai dans ce billet les difficultés pour nous autres « cliniciens de terrain », accompagnant les enfants et leur famille de façon très rapprochés et sur de longues périodes, à travailler avec les services « experts », nimbés de leur position de savoir, qui confine souvent à une forme de surplomb condescendant… Précisons-le tout de suite : il ne s’agit ni de critiquer l’hôpital, ni de remettre en cause l’implication et la qualité des soignants qui y exercent leur pratique avec un dévouement et un professionnalisme évidents ; mais de souligner les dérives structurelles inhérentes au positionnement idéologique de certains services hospitalo-universitaires de pédopsychiatrie, qui ont volontairement négligé le soin et leur responsabilité de service publique sanitaire en faveur d’une position stricte d’évaluation et de recherches. De fait, ces services sont censés assurés une mission d’accès au soin sur un territoire géographique (un « intersecteur »), alors qu’on constate en pratique un délaissement majeur des structures de soin type CMP au bénéfice des activités à orientation de publications. En exagérant un peu le trait, j’ai parfois le sentiment que les patients sont davantage reçus et évalués parce qu’ils peuvent correspondre à des protocoles de recherche et qu’ils peuvent s’inscrire dans une cohorte à analyser que par rapport à un véritable souci d’intervention en termes de santé individuelle et collective.
Partons d’un exemple concret. Celui d’un enfant à la symptomatologie autistique évidente, sans langage, suivi sur le CMPP depuis l’âge de 2ans, et que nous appellerons Adam. Outre, les consultations régulières avec la famille, Adam avait bénéficié sur notre centre de bilans d’évaluation orthophonique et psychologique (certes peu approfondis), et il était suivi en groupe thérapeutique travaillant sur les interactions et le jeu, en thérapie individuelle, en groupe de rééducation orthophonique utilisant la méthode Makaton (programme d’aide à la communication et au langage constitué d’un vocabulaire fonctionnel utilisé avec la parole, les signes et/ou les pictogrammes), puis en rééducation orthophonique individuelle. En parallèle, nous avions mis en place un accompagnement spécifique à sa scolarisation, en concertation étroite avec l’école et la MDPH (réunions régulières, aménagements pédagogiques, accompagnement par AVS). De surcroit, nous avons soutenus cette famille au niveau éducatif et social, en accompagnant notamment les démarches de relogement. Le suivi médical sur le plan pédiatrique s’était organisé en concertation avec la PMI (vérification de l’audition notamment). Enfin, nous avons initiés des démarches d’orientation à destination des HDJ, SESSAD et IME spécialisés, dès que nous avons estimé qu’une prise en charge institutionnelle plus intensive allait être nécessaire pour garantir la meilleure évolution possible de cet enfant.
En parallèle, nous avons sollicité une évaluation neuropédiatrique et génétique hospitalière, dans le cadre du bilan étiologique (car il faut systématiquement éliminer une causalité ou une éventuelle implication organique lorsqu’un enfant présente des troubles du spectre autistique). Suite à notre demande, le dossier de cet enfant a été basculé sur la consultation pédopsychiatrique hospitalière, faute de places en neuropédiatrie, « les délais de traitement des dossiers étant trop longs » – et même si cela n’était pas notre indication (cependant, nous en avons été informés par courrier, ce qui est déjà appréciable).
Par la suite, j’ai donc reçu un courrier d’une consœur pédopsychiatre, m’indiquant qu’elle avait expliqué à la maman qu’il s’agissait d’un trouble du spectre autistique – merci de l’information, depuis 2 ans, nous nous étions déjà préoccupés d’informer les parents de la situation et ils s’en doutaient un peu avant même de nous rencontrer-, qu’il convenait d’affiner le diagnostic – bon, pourquoi pas ? – et qu’il fallait poursuivre la prise en charge intensive – là encore, merci de l’adoubement. J’ironise, mais déjà, il y avait une prise de contact – rarissime dans les faits – et une forme de validation de notre travail. J’adressai donc aussitôt une réponse pour préciser les modalités actuelles du suivi, les évolutions en cours et les résultats précis de nos bilans.
Un an et demi plus tard – soit plus de trois ans après l’initiation des soins sur le CMPP- nous recevons le compte-rendu du bilan spécialisé réalisé sur le CRA (Centre Référence Autisme).
Voici les grandes lignes, et les éléments saillants de cette évaluation :
L’anamnèse, c’est-à-dire l’histoire des troubles, et le mode de vie sont vite survolés, en reprenant notamment les « premières inquiétudes » : comportement périnatal, développement du langage, développement moteur, propreté, régression.
Puis vient « la clinique actuelle » : sommeil, hygiène, alimentation, communication, interactions sociales, troubles des apprentissages, comportement, motricité, intérêts et jeux, particularités sensorielles, avec quelques mots pour chaque rubrique.
Ok, c’est assez systématique, mais je dois avouer qu’à la lecture, je ne savais plus de quel enfant on parlait. Impossible de rattacher cet inventaire à quelque chose de vivant et d’incarné, susceptible de faire émerger la singularité d’Adam. Rien sur l’histoire familiale, sur le parcours des parents, sur la fratrie, etc. Aucun élément d’une authentique sémiologie, c’est-à-dire d’une clinique historicisante, signifiante et contre-transférentielle, (désolé pour le jargon : nous entendons par là une mise en narration et en sens, à partir des ressentis de l’observateur et de ce que l’enfant lui fait éprouver), susceptible de laisser émerger le style existentiel d’un être en émergence. Par exemple, un enfant en retrait et évitant l’interaction produira des effets tout à fait différents chez un observateur en fonction de sa problématique : un enfant « déprimé » suscitera un effet d’appel et d’empathie, une souffrance et un désir d’intervention ; un enfant autiste induira plutôt un ressenti d’exclusion, de fermeture voire un sentiment de « néantisation » ; un enfant psychotique pourra mobiliser des vécus d’étrangeté, une forme d’angoisse et de confusion.
Tout ça pour dire qu’Adam n’existait pas véritablement dans ce répertoire… D’ailleurs, dans certains autres compte-rendus, le prénom de l’enfant change mystérieusement au milieu du déroulement (authentique !…) : la magie du copié-collé…et de l’effacement du sujet
Bon, mais ce n’était que les mises en bouche. On en arrive maintenant à l’évaluation « scientifique », la vraie, à travers la prise en compte des « co-morbidités psychiatriques ». Alors, déjà il faut savoir ce que l’on entend par là. Dans les nouvelles classifications psychiatriques « non idéologiques » (dénégation ? oxymore ? Foutage de gueule ?), les co-morbidités correspondent aux troubles associés ; c’est-à-dire qu’on aurait un noyau pathologique central d’origine neuro-développemental, soit sans influence étiologique de l’environnement (par exemple un trouble du spectre autistique, ou un trouble dys, ou un syndrome d’hyperactivité), sur lequel viendrait se greffer des symptômes secondaires : manque d’estime de soi, anxiété de performance, réaction dépressive, difficultés relationnelles, etc. Dès lors, chacun de ses troubles sera à traiter à part (éventuellement par une médication), en découpant l’enfant en fines tranches de saucisson. Aux Etats-Unis (et bientôt chez nous, c’est le progrès !), on peut ainsi voir des enfants traités en même temps pour trouble attentionnel, bipolarité, troubles des conduites, et plus si affinités, avec à chaque fois une molécule « spécifique » (parfois, on donne en même temps un agoniste et un antagoniste dopaminergique, c’est-à-dire deux traitements qui agissent de façon contradictoire, sans se poser de question sur la pertinence pharmacologique d’une telle prescription…). Pour en revenir au bilan « scientifique », voici donc la liste des échelles utilisées : ADI-R, SRS (Social responsiveness scale), ADHD rating scale, profil de Dunn (évaluation des spécificités de traitement de l’information sensorielle), ABC (échelle des comportements anormaux), RBS-R (échelle des comportements répétitifs), avec à chaque fois un score.
Sans commentaire… Il ne s’agit pas là de contester le bien-fondé de tel ou tel outil « psychométrique » (c’est parfois très utile dans la pratique clinique d’avoir des repères reproductibles pour apprécier certaines évolutions ou stagnations), mais de souligner l’effet de vertige lié à leur accumulation.
Vient ensuite l’évaluation « fonctionnelle » réalisée par une psychologue, avec une observation du comportement se basant sur l’échelle des apprentissages précoces de Mullen (évaluation du fonctionnement dans 5 domaines développementaux : perception visuelle, motricité fine, langage expressif et réceptif) puis sur l’ADOS-2 (Autism Diagnoctic Observation Schedule), outil de référence international pour l’évaluation de l’autisme, permettant de calculer un « Cut-Off ». Y-a pas à dire, ça en jette… (Pour information, tous ces outils d’évaluation constituent un véritable marché lucratif, avec des enjeux de licence, de formation et de lobbying en arrière-plan).
Conclusion de cette évaluation scientifique, rigoureuse et standardisée : retard cognitif global sévère évoquant un trouble du spectre autistique
Préconisations : orientation en IME, utilisation d’outils aidant à la structuration des activités (séquence d’action, économie de jetons) et du temps (emploi du temps visuel), guidance parentale visant à aider les parents dans le développement de l’autonomie de leur enfant et à les sensibiliser aux méthodes adaptées….
Alors, j’ai envie de dire merci beaucoup pour la confirmation de ce que nous savions déjà depuis plusieurs années et pour ces recommandations qui vont surement bouleverser notre pratique et les perspectives d’évolution pour Adam….
S’ensuit un bilan orthophonique assez complet (fonctions de communication, imitation/jeu, communication non verbale, communication verbale, communication alternative) qui conclut à un trouble majeur de la communication et des interactions sociale et à une absence de développement du langage oral (ils ont pu repérer avec leurs outils de pointe qu’Adam ne parlait pas), et préconise une poursuite de la prise en charge en orthophonie ainsi que la mise en place d’un moyen de communication pour permettre à l’enfant de réaliser des demandes fonctionnelles (j’espère que vous en prenez bonne note chères collègues orthophonistes impliquées dans la prise en charge de cet enfant depuis plusieurs années…)
Puis vient l’examen somatique (Poids, Taille, PC, BMI, rien de plus) et un bilan paraclinique tout à fait exhaustif (IRM, bilan génétique et métabolique) : voilà au moins une demande comblée par rapport à nos attentes.
Alors, maintenant, la synthèse : Diagnostic : Trouble du spectre autistique avec déficience intellectuelle (parents informés).
Préconisation : orthophonie intensive 2x/sem avec mise en place d’un mode de communication alternatif ; Guidance parentale ; Orientation en IME ; Orientation vers des associations de parents
Voilà, voilà…
Je n’oserais pas rentrer dans des considérations d’économie de la santé, mais ce bilan a nécessité une hospitalisation de plusieurs semaines….Sachant par ailleurs que nous sommes en peine pour trouver des places d’hospitalisation dans des situations cliniques très complexes et inquiétantes, et que les files d’attente pour des évaluations cliniquement pertinentes en Centre référence sont surréalistes….
Quelques années plus tard, Adam est maintenant en IME et il continue à être suivi en consultation sur le CMPP. Ses progrès sont manifestes : Adam profite de ses nombreuses prises en charge, les équipes de l’IME ont par ailleurs organisé des séjours thérapeutiques, des visites à domicile. L’école se mobilise également pour la fratrie, avec mise en place d’un accompagnement éducatif, nous surveillons avec la PMI le développement du puiné. Les parents sont dans l’alliance avec les soignants et semblent soulagés de constater les évolutions d’Adam, même si la situation reste parfois difficile au domicile.
A l’occasion d’une consultation de suivi à l’hôpital, la pédopsychiatre trouve Adam agité, et évoque immédiatement la prescription d’un traitement contre l’hyperactivité, sans en référer aux équipes qui accompagnent quotidiennement cet enfant. Heureusement, les parents expriment leur inquiétude aux soignants, qui transmettent le projet de soins et les évolutions en cours. On se calme, et le traitement est mis de côté…
Cette situation est assez caractéristique, et cependant, nous avons pu échanger avec le service hospitalo-universitaire, et aller à peu près dans le même sens…
Dans d’autres configurations, le positionnement de l’hôpital peut s’avérer beaucoup plus problématique :
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Pas de réponse à nos sollicitations et demandes d’échange (réponse d’un PU-PH à une collègue par rapport à leur silence « du fait de mes responsabilités hospitalières et universitaires, je ne peux pas toujours être réactif » – c’est vrai que de notre côté, nous nous tournons les pouces)
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Préconisations intenables, qui discréditent nos interventions et attisent la culpabilité des parents. Par exemple : il faut mettre en place trois séances hebdomadaires d’orthophonie, de la remédiation cognitive et de la psychomotricité intensive. Au revoir et bon courage… (Evidemment, il ne faudrait surtout pas imaginer que les « experts » hospitaliers pourraient accompagner les familles pour la mise en place de ces soins)
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Décisions unilatérales concernant le lieu et les modalités de la prise en charge, ou encore l’éventualité d’un maintien scolaire (redoublement), sans concertation avec l’équipe soignante ou pédagogique
J’ai déjà reçu des familles extrêmement angoissées et déstabilisées suite à une consultation hospitalière, du fait d’injonctions intempestives et presque paradoxales, induisant en tout cas un conflit de loyauté chez les parents : doit-on suivre les recommandations de la « science hospitalière » ou faire confiance aux équipes qui nous accompagnent depuis des années ? Certaines prises en charge ont également été décalées de plusieurs années car les parents avaient été traumatisés par des annonces diagnostiques et pronostiques vécues comme brutales lors de l’évaluation hospitalière initiale et avaient différé la reprise d’un accompagnement thérapeutique.
Tout ceci vient questionner la différenciation de plus en plus marquée entre le moment évaluatif et le temps du soin à proprement parler, conformément aux recommandations actuelles. Les dispositifs organisés pour les parcours thérapeutiques préconisent en effet une séparation entre services spécialisés dans l’évaluation (les centres référents) et les services impliqués dans le soin – ceux-ci étant d’ailleurs de plus en plus délaissés en termes de financements publiques…
Au final, une telle conception de l’évaluation comporte des biais épistémologiques majeurs, qui réduisent véritablement leur pertinence clinique et psychopathologique. Outre la perte de temps massive en ce qui concerne l’initiation des soins, on constate de surcroit qu’il est parfois difficile de se dégager de l’impact d’une première évaluation aussi réductrice et limitée. De fait, les dimensions de temporalité psychique, de complexité et d’après-coup sont rognées, et le discours concernant les troubles de l’enfant peut dès lors avoir tendance à se figer en une version monolithique qui interdit les réaménagements ultérieurs – une véritable prophétie auto-réalisatrice. Tout est énoncé une bonne fois pour toute, il faut donc suivre les prescriptions sans se laisser d’espace de créativité et d’ouverture…
Réciproquement, toute intervention soignante suppose une forme d’évaluation, sur le plan clinique, mais aussi en prenant en compte la réalité environnementale de l’enfant, ses enjeux interpersonnels dans leurs dynamique familiales, scolaires, sociales et culturelles. A l’instar de Winnicott, il convient effectivement de rappeler qu’un enfant seul, ça n’existe pas, indépendamment de toute la constellation intersubjective qui l’environne.
De toutes les manières, l’observation, la simple présence face à la demande d’une famille, constitue déjà en soi un engagement, quels que soient les aménagements défensifs du clinicien pour se protéger du transfert à son égard, et peut-être plus fondamentalement de son propre contre-transfert – c’est-à-dire des vécus affectifs induits par l’interaction avec l’enfant et ses parents. On peut se demander d’ailleurs comment un clinicien qui ne ferait que de l’évaluation, sans jamais s’inscrire dans un lien thérapeutique sur le long terme, serait encore capable d’appréhender les enjeux cliniques, de déterminer les déterminants psychopathologiques en jeu, et de se prononcer ainsi sur des critères évolutifs ou de pronostics. De même, un thérapeute qui se désintéresserait de tout élément d’évaluation concernant l’adaptation d’un enfant à sa « réalité » risque de s’enfermer dans des considérations de plus en plus absconses et étrangères aux finalités du soin.
Alors, évaluer, oui, évidemment, mais pour soigner, à plusieurs… (pas pour se donner l’illusion de la science à des fins de publication, ou pour suivre benoitement les protocoles et les recommandations de l’HAS, ou pour flatter son narcissisme via une posture de surplomb hors-sol)
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