« Portrait de la jeune fille en feu », de Céline Sciamma [Compétition]
Le premier film en costumes de la cinéaste bruisse d’une passion féminine et féministe.
Céline Sciamma nous avait laissés avec une Bande de filles banlieusardes et ultra-contemporaines. Voici qu’elle revient, en compétition, avec trois jeunes femmes du XVIIIe siècle. C’est son premier film en costumes, situé deux décennies avant la Révolution, quelque part sur une île bretonne. L’action n’ira pas au-delà : un lieu isolé, bordé par la mer et les rochers, avec un château sans faste particulier. La rigueur de ce décor et sa beauté crue donnent le ton de l’esthétique de _Portrait de la jeune fille en feu.
Trois jeunes femmes : Héloïse (Adèle Haenel), une aristocrate tout juste sortie du couvent et promise à un mariage qu’elle ne désire pas ; Marianne (Noémie Merlant), présentée à la première comme dame de compagnie mais en réalité peintre, chargée de réaliser en secret son portrait à destination du futur époux ; et Sophie (Luana Bajrami), la servante.
Cécile Sciamma a choisi de ne pas traiter des différences de statuts sociaux, y compris avec la domestique. Au contraire, c’est une forme de rapports égalitaires qu’elle instaure entre elles, parce que l’enjeu de son film est ailleurs. Sans rejeter pour autant les contraintes du monde social. La cinéaste raconte ici la naissance d’un amour entre Héloïse et Marianne en dehors de toute domination a priori. Et met l’accent sur certains aspects de la condition des femmes à cette époque.
Entre Héloïse et Marianne, c’est d’abord une histoire de regards. Dans un premier temps, la peintre vole des regards à son modèle, en essayant de mémoriser ce qu’elle voit – la forme des oreilles, les contours du visage… – pour le reproduire sur la toile. Quelque chose de faux s’insinue par là même dans le tableau puisque fondé sur un mensonge. Or les deux femmes ont commencé à se connaître, à s’apprécier, à ressentir un trouble. Marianne avoue son forfait à Héloïse car la franchise s’impose comme une nécessité. Et la seconde accepte désormais de poser pour la première. Le tableau est retravaillé, la peintre et le modèle face à face.
Regarder, c’est aussi appréhender, caresser des yeux, pénétrer. L’érotisme de ces séquences précède tout échange charnel. Certains se plaindront peut-être d’un film trop roide alors que sa belle austérité est minée par le désir et la vérité des sentiments. Trouée aussi par la vivacité des réparties, la joie d’un amour qui se cristallise, et l’affection portée à Sophie, proche du duo, partie prenante des moments de lecture des Métamorphoses d’Ovide et des jeux de cartes.
La passion que filme Céline Sciamma entre les deux femmes ressemble à l’époque qu’elles vivent, ce XVIIIe siècle des Lumières : elles sont autant des femmes d’esprit que d’épiderme. L’une et l’autre s’enrichissent mutuellement. Marianne rapporte à Héloïse ce qu’elle connaît dans la grande ville d’où elle vient. Par exemple, elle lui décrit un concert, en jouant quelques mesures des Quatre Saisons de Vivaldi sur une épinette. Héloïse, quant à elle, fait découvrir à Marianne un nouveau sens à l’acte de peindre.
Adèle Haenel et Noémie Merlant, la blonde et la brune, les incarnent à merveille, et font rayonner un couple de cinéma inédit et frémissant. Elles portent également avec naturel la forte dimension féministe de Portrait de la jeune fille en feu. L’idée n’est pas de faire une transposition du temps d’hier à celui d’aujourd’hui. Mais de représenter des situations que les femmes avaient à affronter, moins connues que le mariage forcé. En premier lieu, celle des femmes peintres, dont beaucoup devaient rester anonymes : Marianne expose sous le nom de son père, artiste lui aussi, et ne peut officiellement avoir accès aux nus masculins. La cinéaste consacre aussi une séquence à l’avortement pratiqué à l’époque (sur Sophie, en l’occurrence), sans doute un peu trop démonstrative. On peut regretter qu’elle n’ait pas affirmé jusqu’au bout le parti pris d’une distribution exclusivement féminine – quelques hommes apparaissent dans le prologue et au cours des 10 dernières minutes.
Mais ces réserves sont de détail face à l’émotion de moins en moins retenue que procure Portrait de la jeune fille en feu, parsemé de belles idées visuelles et témoignant d’un agencement des silences et des voix remplaçant toutes les musiques. Si celles-ci sont en effet quasi absentes, il n’empêche qu’on n’entendra plus de la même façon les Quatre Saisons, qui résonnent de nouveau vers la fin du film et enflamment un plan sur une jeune fille en pleurs.
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