« Sorry We Missed You », de Ken Loach ; « On va tout péter », de Lech Kowalski
Un grand Ken Loach et un documentaire de combat par Lech Kowaslki : d’un réalisateur anglais à un autre, des films incrits dans nos sociétés contemporaines.
« Sorry We Missed You », de Ken Loach [Compétition]
Depuis deux ou trois films, Ken Loach, né en 1936, annonce qu’il met un terme à son activité de cinéaste. S’il l’avait fait après Moi, Daniel Blake, palme d’or en 2016, il n’aurait pas réalisé l’une de ses plus grandes œuvres, présente cette année en compétition : Sorry We Missed You. L’auteur de Kes n’a pas simplement réussi à y cristalliser ses thématiques et son esthétique. Il ne s’agit pas d’un aboutissement. C’est bien plus que cela : Sorry We Missed You atteint la quintessence de son cinéma. Malgré une histoire âpre comme il sait les raconter avec son fameux acolyte, le scénariste Paul Laverty, la grâce est tombée sur ce film imparable et subtil, difficilement supportable dans le sens où il détruit une à une toutes les euphémisations qui font de nos sociétés des simulacres.
Sorry We Missed You met en scène la dégradation d’un être et de sa famille par le travail. Plus exactement par ces nouvelles formes d’emplois qu’est le travail prétendument « indépendant » – ou son ubérisation – dont la réalité est tout autre. On n’a jamais mieux usé de la notion de liberté pour asservir. Après avoir multiplié divers petits boulots, Ricky Turner (Kris Hitchen), résidant à Newcastle, vient d’intégrer une société de chauffeurs-livreurs où il est à son compte. Ce qui signifie que tout est à sa charge, et qu’il doit répondre à des objectifs de rentabilité insensés. Pour acheter son camion, il a vendu la voiture de sa femme, Abby (Debbie Honeywood), aide à domicile, passant dorénavant des heures – non payées – dans les transports en commun. Autrement dit, Ricky et Abby n’ont plus de vie que leur travail tuant.
Les journées harassantes, interminables, de Ricky, sont faites du stress que génère l’obligation constante de se plier convenablement aux contraintes imposées par un logiciel et par son chef intransigeant. Tandis qu’Abby entre dans l’univers de personnes grabataires ou handicapées et leur apporte l’humanité et l’affection que personne d’autre ne leur donne. Ils sont absents de chez eux, et finiraient par s’absenter d’eux-mêmes s’ils n’avaient deux enfants, Seb (Rhys Stone), l’adolescent, et la petite Liza Jane (Katie Proctor). Ils les aiment mais, par la force des choses, les délaissent. Face à cette situation, Seb est le premier à se rebeller, en commençant à sécher ses cours.
Ken Loach montre l’engrenage d’épuisement, d’incompréhension et de violence dans lequel la famille Turner est prise, en même temps que leurs tentatives de résistance à cette déliquescence en marche, qui tiennent à l’amour qu’ils se portent malgré tout. C’est leur dernier rempart, à défaut de tout autre. Un policier, face auquel Seb, qui a commis un vol, est confronté, veut l’en convaincre. « Tu as la chance d’être aimé par tes parents, lui dit-il en substance, la plupart des gamins qui se retrouvent en face de moi n’ont même pas cela ». Dans une très belle séquence Liza Jane accompagne son père dans son travail en l’aidant à aller plus vite ; la tendresse entre eux transforme leurs courses en moments ludiques et la journée de labeur en douce parenthèse. Le fait que ces liens-là soient les derniers sur lesquels les Turner peuvent encore compter trahit un changement d’époque et la disparition d’autres solidarités. L’une des vieilles dames qu’Abby visite lui montre ses photos fétiches : ce sont celles d’une lutte sociale dans les années 1980 à laquelle elle a participé. Alors que les photos préférées d’Abby sont celles des membres de sa famille…
La force de Sorry We Missed You est de toujours rester dans l’univers du sensible alors que le film pousse à son terme le dévoilement d’une logique délétère : celle de l’organisation néo-libérale du travail. Les comédiens sont tous remarquables, offrant à leurs personnages une sensibilité à fleur de peau, traversés à la fois par le vertige du désarroi et l’instinct de conservation. Ce que contient de politique ce film passe par la chair et les veines de Ricky et des siens. Ce serait être (volontairement) aveugle que de prétendre que Ken Loach plaque ici un discours idéologique sur un mélodrame social. Sorry We Missed You respire de tous ses pores le cinéma. Et ce cinéma-là révèle l’étendue de notre dénuement.
« On va tout péter », de Lech Kowalski [Quinzaine des réalisateurs]
Le film s’achève comme si une guerre venait d’avoir lieu. Sur une large banderole où apparaissent les portraits de chaque belligérant, les « morts » au champ d’honneur sont marqués d’une croix. Ce sont les salariés de la GM&S qui n’ont pas été repris dans le plan social. 157 sur 277. Une lourde défaite. La première des revendications exigeait une reprise intégrale du personnel par l’éventuel nouvel investisseur …
Le cinéaste britannique Lech Kowalski a suivi les salariés de GM&S, de la Souterraine, dans la Creuse, en lutte à partir de mai 2017. Histoire connue : leur entreprise est en faillite après la gestion hasardeuse d’un certain nombre de propriétaires successifs ; tandis que les constructeurs Renault et PSA, dont les actionnaires sont très satisfaits, laissent sans réagir leur prestataire dépérir.
On va tout péter raconte aussi une autre histoire connue : celle du pot de terre contre le pot de fer. Celle de travailleurs qui ont passé 10, 20, voire 30 ans de leur vie professionnelle dans cette usine, et à qui, soudain, on retire tout. Ils ont en face d’eux des monstres froids, invisibles, intouchables : les groupes industriels et le gouvernement. Pourtant, les salariés se lancent dans la lutte et, au début, ils y croient. Ce que Lech Kowalski va montrer avec précision, c’est comment, même gagnés par le désespoir, ceux qui occupent l’usine vont continuer à agir, à tenter de bloquer l’issue d’un site de Renault ou Peugeot, parce que le collectif qu’ils ont créé leur donne cette force-là.
Lech Kowalski filme au plus près ces hommes et ces femmes. Sa caméra est comme intégrée dans la lutte. Elle fait corps avec ceux que les CRS délogent quand ils organisent des sit-in. On entre avec elle dans la tête de ces salariés pour qui l’action est devenue existentielle, un mode de (sur)vie, une façon d’affirmer leur présence au monde. Ils agissent comme ils respirent. Cette énergie-là atteste qu’ils sont des êtres humains, débout. Près de la défaite, certains expriment leur scepticisme vis-à-vis de ce que leur disent leurs délégués syndicaux sur la conquête de leur dignité. La dignité, certes, ne nourrit personne. Mais elle permet de continuer à se regarder dans un miroir sans avoir ni regret ni honte. On va tout péter, titre qui exprime la violence ressentie bien plus qu’accomplie, est un film d’apprentissage, celui du sentiment de fierté.
On songe, bien sûr, aux gilets jaunes. Outre les fins de mois difficiles, les salariés de GM&S expriment un besoin de reconnaissance. « Nous sommes plus souvent en relation avec le ministère de l’Intérieur qu’avec celui de l‘Économie », dit un des protagonistes. Le rapport à la police est moins tendu. On assiste même à une discussion d’experts entre deux passionnés de pêche, l’un est un GM&S, l’autre un CRS. Il n’empêche que l’absence de considération est la même ici que pour les gilets jaunes.
Mais ce film existe. Et une quarantaine d’ouvriers de GM&S ont pu se rendre à Cannes grâce à une cagnotte créée à cet effet. C’est un formidable porte-voix pour dire les conséquences désastreuses du chômage et faire le point sur leur situation actuelle, loin d’être réglée.
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