République ou démocratie ?

Sociologue
et directrice
de la revue « Nouvelles Questions féministes », Christine Delphy s’interroge ici sur la nécessité de disputer
le mot « république » à ceux qui
l’ont détourné
de son sens pour en faire une arme
de guerre « réaction
naire » et « xénophobe ».

Christine Delphy  • 14 février 2008 abonné·es

La république, dans sa version française, est-elle un système politique et philosophique indépassable ? Sans le modificateur « dans sa version française », on pourrait répondre « oui ». On a répondu « oui », on a essayé de dissocier le concept de république de l’usage qui a commencé à en être fait il y a une quinzaine d’années, usage qui remonte à l’accident initial subi par le mot dans le fameux appel Finkielkraut-Badinter contre le foulard islamique [^2]
.

Mais est-ce encore possible ? N’est-il pas trop tard ? Le mot « république » n’est-il pas désormais trop contaminé par une acception nationaliste, réactionnaire, xénophobe, raciste ? Peut-on encore le rédimer ? L’extirper de cette gangue d’associations malodorantes ? Faut-il se lancer dans cette bagarre, ou l’abandonner à ceux qui en ont fait une machine de guerre contre les principes qu’il est censé incarner ?

Illustration - République ou démocratie ?


Manifestation à Strasbourg contre la loi sur les signes religieux à l’école. FLORIN/AFP

Voilà, à mon sens, la vraie question. Étudiant l’apparition et les connotations du mot « communautarisme » [^3], Fabrice Dhume écrit que ce mot, jamais défini, est opposé à celui de « république », mais aussi au mot « intégration ». Et à qui le mot « communautarisme », forcément négatif puisque opposé à ces mots positifs, est-il accolé ? Aux homosexuels, en 1997. Que reprochent ceux qui dénoncent leur « communautarisme » par la bouche, notamment, d’Alain Finkielkraut ? De manquer de « discrétion », de ne pas assez se cacher [^4]. Or, s’il est possible pour les homosexuels, à grands coûts bien sûr, de « passer pour » (de passer pour hétéros), cela ne l’est pas pour tous les groupes taxés de communautarisme.

Sylvie Tissot analyse un rapport des Renseignements généraux sur le « repli communautaire » dans les quartiers dits « sensibles » [^5]. En quoi consiste ce repli ? Entre autres choses, dans le fait qu’il n’y ait pas assez de « Français d’origine » dans ces quartiers, qu’il existe des lieux de culte musulman (dix fois moins par tête de musulman que d’églises par tête de catholique, mais c’est encore trop), que les habitants aient formé des associations, et fassent leurs courses dans des « commerces ethniques » . On peut déduire de ces reproches ce que les habitants de ces cités devraient faire pour ne plus être taxés de « repli communautaire » : aller tirer des « Français d’origine » par la manche et les inviter ­ ou les forcer ? ­ à habiter avec eux ; cesser de pratiquer la religion de leur choix ; se priver de couscous et de dattes, qui seraient réservées aux habitants du XVIe arrondissement (on peut en trouver chez « l’Arabe du coin ») ; enfin, s’habiller autrement. Bref, on leur enjoint, comme aux homosexuels, d’être invisibles. Ainsi, le signifiant « république » ne prend son sens que de ses antonymes, dont l’un est « communautarisme ».

Le communautarisme, ce n’est pas, contrairement à ce que la propagande essaie de nous faire croire, tout regroupement : les syndicats sont acceptés, ainsi que les associations de consommateurs, d’usagers, de chefs d’entreprise. La CGT ou le Medef ne sont jamais taxés de communautarisme, pas plus que les Rouergats qui lisent l’Auvergnat de Paris (un des plus forts tirages de France), pas plus que les pêcheurs à la ligne ou la Ligue de l’enseignement. On nous dit que le citoyen doit être seul face à l’État, à qui il a délégué ses pouvoirs ; mais, heureusement, le citoyen n’est pas assez bête pour se livrer pieds et poings liés à un pouvoir qui ne demande qu’à devenir arbitraire. Et pourtant, en dépit de toutes ces désobéissances citoyennes, les politologues déplorent qu’il n’y ait pas assez de corps intermédiaires en France.

Non, le « communautarisme », c’est la visibilité de gens dont on voudrait qu’ils soient invisibles tout en leur interdisant dans la majorité des cas cette possibilité ; leur phénotype (celui des femmes, des Arabes, des Noirs) est censé être la marque de leur altérité irréductible ­ altérité qui rend tout regroupement de ces gens dangereux. Car c’est leur regroupement qui est craint, et à juste titre, car ils ne vont pas manquer, dès qu’ils le pourront, de défendre les intérêts qu’ils ont en commun depuis que la société les leur a donnés en partage : lutter contre les discriminations qu’ils subissent, lutter contre leur exclusion de la nation comme réalité et représentation. C’est pourquoi l’éventualité même de ce regroupement est stigmatisée ; en 2001, avec l’apparition du thème du « terrorisme islamique », l’emploi du terme de « communautarisme » se multiplie et envahit nos médias. Il ne s’agit pas de combattre un danger réel, mais de justifier, par l’invocation de la république, une définition implicite de la nation. Les individus accusés de communautarisme sont ceux qui sont exclus de la représentation que se fait la nation d’elle-même ; leur exclusion, quelle que soit leur nationalité, va servir à tracer les limites du groupe reconnu comme « national ». C’est ainsi que, grâce à l’usage de « république » et de « communautarisme », se dessine en creux, l’image d’une nation composée exclusivement de gens d’apparence européenne, quelle que soit leur nationalité. On a donc affaire à un champ sémantique où les mots « terrorisme islamique », « communautarisme », « maghrébin », « musulman », « immigré », voire « immigré de la deuxième génération », forment un ensemble dans lequel chacun peut être utilisé pour signifier l’autre.Cet ensemble forme un couple avec l’ensemble « république », « intégration », « nation », « identité nationale ». Hors de leur opposition, aucun des ensembles n’a de signification. Ces couples d’opposition servent à justifier de façon acceptable une définition ethnique de la nation française, puisque « république », dans la configuration française, est interchangeable avec « nation ». L’identification de l’ennemi du dehors (le terroriste) avec l’indésirable du dedans, conforte le projet d’exclusion, mais n’y est pas absolument nécessaire, ainsi qu’on le voit avec l’exclusion de l’imaginaire national des descendants d’esclaves vivant dans les DOM.

Le racisme est maintenant placé sous une double garde républicaine. Non seulement parce que la république en tant que forme de gouvernement permet au racisme d’exister en tant que système [^6] ; mais parce que la résistance aux initiatives qui promeuvent l’égalité emprunte une rhétorique dans laquelle le mot de « république » est central. Le combat contre les réformes pour permettre l’accès aux positions élues de plus de femmes (le fameux débat sur la parité) se disait « républicain » ; le combat contre les droits des homosexuels se disait « républicain » ; le combat contre la mesure des discriminations racistes se dit « républicain ». Toujours, aujourd’hui comme hier, « l’égalité républicaine » est mise en avant pour interdire que l’on distingue, à des fins de correction des inégalités , des gens que l’on se fait fort de distinguer pour les traiter inégalement ; et parfois, comme pour les femmes, de façon parfaitement légale et même obligatoire. Toujours, aujourd’hui comme hier, l’égalité en droit est utilisée non pas pour, mais contre l’égalité de fait.

La « république » est donc devenue ces dix dernières années le mot qui justifie et l’inégalité et l’impunité des acteurs et des institutions qui la perpètrent et la perpétuent. Faut-il essayer de l’arracher à ceux qui l’ont fermement mis dans leur camp ? Ou ne serait-il pas préférable de considérer que nous n’avons pas, par un attachement au mot, à conforter son contenu raciste, sexiste, homophobe et plus généralement excluant ? Ne serait-il pas préférable de parler de ce qui unit, au-delà des particularités nationales, celles et ceux qui croient en l’égalité des êtres humains ? D’utiliser le mot que ­ ce n’est pas un hasard ­ les ultras républicanistes comme Manuel Valls méprisent ? De revendiquer tout simplement la démocratie ?

voir n° 969

[^2]: « Profs, ne capitulons pas ! », appel de cinq intellectuels, le Nouvel Observateur , 2 au 8 novembre 1989.

[^3]: « Communautarisme : l’imaginaire nationaliste entre catégorisation ethnique et prescription identitaire », sur le site du collectif Les mots sont importants, .

[^4]: Voir « L’humanitarisme républicain contre les mouvements homos », Christine Delphy, 1997, [](http://lmsi. net).

[^5]: « Le « repli communautaire » : un concept policier », 2002, .)

[^6]: Voir la République du mépris, Pierre Tévanian, La Découverte.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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