Les services avant tout
Au Forum social de Malmö, la résistance européenne à la privatisation massive des services publics s’est organisée. Elle veut prendre une nouvelle dimension en 2009.
dans l’hebdo N° 1019 Acheter ce numéro
Un « Forum social européen », à Malmö ? Des militants prennent le pouls auprès des passants, et repartent avec leur question. La paisible ville suédoise absorbe sans encombres la 5e édition de la rencontre [^2]. Juste un surcroît de piétons lestés de documents, d’autres langues à la bouche, et traversant la chaussée en dehors des clous. Il y a peut-être 15 000 participants au total, estiment les organisateurs du Comité nordique, qui en attendaient 20 000. Un bon nombre a dû loger hors de la ville, peu dotée en lits, et jusqu’à Copenhague, sur l’autre rive du détroit de l’Oresund, reliée à Malmö par un pont.
Un Forum social européen (FSE) discret, à la scandinave. La guerre des affiches, c’était bon pour les murs d’Athènes, en 2006. Quelques modestes panonceaux identifient 70 salles et chapiteaux loués pour les débats, éparpillés dans le centre-ville. On marche donc, mais il faut beau. Les plus malins ont loué des vélos, le réseau cyclable sillonne toute la ville.
Et puis, en une demi-journée, la vérité éclate, facétieuse : l’organisation scandinave laisse à désirer ! La sono cale, le matériel de traduction simultanée fait naufrage, les débats démarrent avec un retard coupable… Un modérateur suédois le confesse à une assistance incrédule : « Les Grecs étaient bien plus performants que nous ! »
La grande manifestation rituelle du Forum a réuni près de 12 000 personnes le 20 septembre. Patrick Piro
Patientes, les salles font jouer le système D : on est venu pour travailler.
Migrations, précarité, protection sociale, santé, emploi, crise du climat et de l’eau, conflits armés… Dans tous les secteurs, mouvements sociaux, syndicats et associations signalent l’urgence croissante, face au travail de sape des politiques néolibérales européennes. Au Réseau européen pour les services publics, né lors du FSE d’Athènes et impliqué dans une dizaine de débats, on préparait le rendez-vous de Malmö depuis des mois pour mettre au point les mobilisations de 2009.
Constat : la privatisation des services publics avance partout et dans tous les secteurs comme un rouleau compresseur, avec une systématisation et une similitude frappante. Même discours des autorités sur la réduction des déficits publics, l’efficacité économique, l’amélioration des prestations, etc., et soutenu dans l’Union par une série de directives planifiant la dérégulation des anciens monopoles d’État. « L’Union européenne tue les services publics, les textes donnent la toute-puissance à la libre concurrence » , martèle Patrick Alexanian, coordonnateur du groupe Gauche unitaire européenne (GUE) au Parlement européen, en détaillant un mécanisme récurrent : d’abord fractionner le service public en pôles distincts, cassant la solidarité économique entre eux ainsi qu’entre salariés et usagers ; puis les livrer à la concurrence, ce qui les prive de financements publics ; et enfin, leur imposer la rentabilité économique.
À Hambourg, depuis les années 1980, les deux tiers des hôpitaux, autrefois publics, sont passés aux mains du privé. « L’Allemagne est le pays où ce commerce est le plus florissant » , souligne Sönke Wandschneider. Une bonne affaire pour la municipalité, fortement endettée ? « Bien au contraire. Les employés sont sous pression, la qualité des soins a baissé, les patients perdent confiance. La santé n’est plus la priorité des hôpitaux : c’est la rentabilité. »
En Espagne, la privatisation du rail a été engagée par la loi « la plus ultralibérale de l’Union » , estime Maria del Mar Martinez, membre de la Confederacion intersindical. Scission de la Renfe en deux entités (pour commencer), réductions d’emplois, recours accru à la sous-traitance, aux financements régionaux, abandon d’activités « non rentables », etc.
En Belgique, où la Poste vient d’être privatisée En France, la mobilisation s’amplifie., « il est prévu de supprimer tous les facteurs d’ici à 2009, leurs emplois seront remplacés par des jobs d’étudiants ! » , témoigne un postier. Une préfiguration de ce qui attend la France ?
Les mutations sont encore plus violentes en Europe de l’Est. En Hongrie, les manifestations n’ont pas empêché la vente des compagnies publiques d’énergie « dans l’opacité la plus totale » , commente Gabor Szasz, membre du Mouvement pour la protection sociale, qui veut pousser l’Union européenne à adopter une charte obligeant à approvisionner les plus modestes en gaz et en électricité. « Chez nous, 300 personnes meurent de froid chaque année faute d’avoir pu payer leur chauffage ! » En Russie, sous le slogan de « l’optimisation de l’éducation », la réforme fait passer les écoles sous financement privé et en partie local. « Dans notre région, la réduction des budgets a provoqué la fermeture de 71 établissements, et 41 autres prennent le même chemin. On veut délocaliser les élèves pour les regrouper, mais, chez nous, c’est impossible de circuler en hiver ! , explique Amitzi Vozonin, professeur dans une région de Sibérie et membre du Mouvement “Éducation pour tous” créé il y a trois ans. L’opinion publique est très remontée, mais c’est le silence médiatique total… »
Au nom de la « rationalisation de l’économie », les attaques contre tous les services publics se sont accélérées en Turquie depuis 2000. « L’objectif : faire de tous les usagers des clients » , résume Ali Feder Çakar, de l’union syndicale TMMOB. Un projet brutal de transfert au privé de la santé, accompagné d’une réforme radicale des retraites, a suscité une large opposition nationale, qui a culminé par une grève générale en mars dernier. Mais pour un demi-succès seulement : l’âge de la retraite, qui devait passer de 60 à 68 ans, a été porté à 65 ans, et le nombre d’années de travail requis a été augmenté de 30 %, au lieu des 60 % prévus par la loi !
Les vraies bonnes nouvelles sont rares. La victoire de la mobilisation de Leipzig n’en prend que plus de relief. La ville allemande projetait de privatiser ses services municipaux (eau, électricité, logement social, santé, transports, déchets…), mais l’opposition a pris une ampleur considérable. Un front d’associations (Attac, notamment), de partis (Verts, socialistes), de syndicats et de citoyens a obtenu l’organisation d’un référendum local : le 27 janvier dernier, 87 % des votants ont dit « non ». « Mais le répit n’est que de trois ans, tempère Wolfgang Franke, du mouvement Stop privatization. Et ça ne règle pas le problème du financement des services publics. Espérons que notre combat aura suscité suffisamment d’intérêt pour aller plus loin. Un réseau national est en cours de constitution. »
Une référence ? À Malmö, les membres du Réseau européen pour les services publics [^3] se sont engagés à renforcer de telles luttes et à mener bataille auprès de toutes les institutions de l’Union. « Nous sommes prêts à nous mobiliser, et pas seulement sur les services publics », précise Nicolas Galepides (syndicat SUD-PTT), l’un des animateurs du réseau. Les candidats aux européennes de juin 2009 seront questionnés sur leur engagement concernant la politique sociale de l’Union, et des « eurothermomètres » vont être créés, contrepoint aux statistiques officielles, pour révéler l’ampleur de la casse des services de l’eau, des transports, de la santé, de l’énergie, etc.
[^2]: Tenue du 17 au 21 septembre, après Florence (2002), Paris (2003), Londres (2004) et Athènes (2006).
[^3]: Une trentaine de mouvements sociaux, ONG, syndicats et partis politiques. Voir le site , onglet « public services ».