Le pays qui n’existe pas
Neuf ans après l’intervention des troupes de l’Otan, le Kosovo n’a toujours pas d’économie et vit exclusivement de l’aide internationale. Une situation qui arrange beaucoup de pays et permet bien des fortunes. Reportage.
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Le 17 février, le Kosovo a proclamé son indépendance et, depuis le 17 juin, ce pays de 2 millions d’habitants vivant sur 10 000 km2 s’est doté d’une constitution. Mais, comme l’explique Albin Kurti, le responsable du principal mouvement d’opposition au Premier ministre, Hashim Thaçi, tout comme il existe de la bière ou du vin sans alcool et du café sans caféine, il existe des « indépendances sans souveraineté ».
Lors de la proclamation de la Constitution, le texte a été paraphé devant les caméras sur un faux vieux parchemin, ce qui n’a pas suffi à faire du Kosovo, comptant encore une minorité de 200 000 Serbes réfugiés dans des zones protégées, un vrai pays. Bien que libéré de la Serbie depuis le 10 juin 1999 par les troupes de l’Otan. Le rêve du vieil opposant non-violent, le président Ibrahim Rugova, décédé en janvier 2006, ne s’est pas encore réalisé. Comme si les Occidentaux ne savaient quoi faire d’un territoire qui ne dispose d’aucune réalité économique et vient de servir de prétexte à la Russie pour reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, qui ne sont pas non plus des pays.
Les militaires de l’Otan (la KFOR) contrôlent la frontière avec la Serbie et la Macédoine.
Claude-Marie Vadrot
Évidemment, le gouvernement trône dans un superbe immeuble du centre de Pristina, tout près de ceux des Nations unies et de l’Otan, qui opère dans le pays sous le nom de KFOR. Les ministres et leurs administrations s’agitent dans ce microcosme sans réellement détenir le pouvoir. Face à la menace de conflit armé entre la majorité kosovare et les minorités serbe et rom, malgré une police formée avec une forte participation des ex-rebelles kosovars, ce sont les troupes des Nations unies et de l’Otan qui veillent au maintien de l’ordre et contrôlent les frontières. Ce qui irrite les Kosovars et ne suffit pas à rassurer les Serbes, qui refusent toujours de participer au pouvoir. Ceux-ci vivent, souvent assez mal, dans les enclaves où ils étaient majoritaires et que désertent peu à peu les derniers Kosovars. Dans ce qu’il faut bien appeler des « réserves », ils pratiquent leur religion orthodoxe avec une ostentation qui les conforte dans leurs droits et refusent d’y abandonner la monnaie serbe, le dinar. Car, première curiosité, le Kosovo n’aura jamais eu sa propre monnaie, et seul l’euro a officiellement cours, alors que la petite république ne fait pas partie de l’Union européenne.
Ni les Kosovars ni les Serbes ne paraissent disposés à faire un effort de cohabitation dans ce pays qui ressemble, dans certaines zones, à une peau de léopard, les Serbes y vivant selon leur propre gestion politique, sociale et économique. Le poids des morts, de part et d’autre, et une revendication territoriale qui se perd dans le passé expliquent cette obstination à s’ignorer.
Pour les Kosovars, pas question – les plus progressistes le répètent sur tous les tons – d’oublier le conflit et les humiliations des années 1990. Et pour les Serbes, leur défaite et celle de la Serbie ne « passent pas », comme l’explique Micha Lazié, rencontré en pèlerinage dans une belle église proche de Graçanica, avec ses petits-enfants élevés dans la détestation des « autres ». « Impossible de pardonner aux juifs, aux catholiques et aux francs-maçons de s’être ligués contre nous. Mais, un jour, nous aurons notre revanche pour tout ce que les musulmans nous ont volé » , dit-il avec un sourire tranquille et une apparente bonne foi confondante.
Dans les monastères, le discours est encore plus dur, plus agressif, avec des promesses d’un retour « à la normale » appuyées sur l’histoire. Dans la zone serbe de Mitrovica, où trônent des affiches de Vladimir Poutine, mêmes certitudes. Dans cet environnement urbain, le temps paraît s’être arrêté il y a neuf ans. Illustration des obstinations : près de la rivière qui coupe la ville en deux, des Kosovars résistent dans trois immeubles du quartier serbe, criblés de balles. Ils gagnent la zone kosovare par une passerelle régulièrement détruite alors qu’ils pourraient emprunter un pont gardé par la KFOR, une centaine de mètres plus loin.
C’est en grande partie grâce aux subsides européens, chichement complétés par les États-Unis, que le Kosovo peut survivre. À cet argent européen s’ajoute celui de la diaspora des Kosovars, des dizaines de milliers d’entre eux étant installés en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis. Ils envoient de l’argent et, surtout, construisent des milliers de villas. Elles surgissent n’importe où, et sont rarement terminées. Comme si ces expatriés, qui reviennent l’été ou pour se marier au pays, n’avaient pas vraiment confiance dans l’avenir du Kosovo. Ils n’investissent pratiquement pas, et la plupart des installations industrielles qui fonctionnaient sous le pouvoir serbe restent abandonnées. Cette absence d’investissement et le marasme économique inquiètent beaucoup les diplomates occidentaux qui commencent à s’installer, le pays étant reconnu par 46 pays. Ils avouent, sous le sceau de l’anonymat, que la corruption s’amplifie chaque année. Sans compter le trafic des armes venues, comme la drogue transitant dans le pays, d’Albanie et de Serbie. Ces trafics en tous genres sont anciens, mais, depuis que les Serbes ont brûlé le poste de douane des Nations unies dans le nord-est du pays, il y a quatre mois, le contrôle douanier s’est replié dans des voitures stationnées à l’entrée kosovare de Mitrovica. Ce qui livre toute une partie du pays à l’entrée libre des voitures et des camions. Et, de surcroît, prive le Kosovo d’une partie de ses recettes douanières. Ailleurs, à la frontière avec le Monténégro, l’Albanie et la Macédoine, il suffit de payer pour passer de la marchandise.
Deux officiers de gendarmerie français, en promenade dominicale dans le monastère orthodoxe de Pécs, expliquent franchement pourquoi rien ne change, eux qui n’en sont pas à leur premier séjour dans le pays : « Tout le monde y a intérêt, à commencer par nous, les militaires. Nous bénéficions d’un salaire supérieur, le pays n’est pas désagréable. Pareil pour tous les expatriés qui viennent passer quelques mois ou quelques années ici. De plus, nous constatons que le travail de formation fait depuis 1999 n’a servi à rien. Le Kosovo sert d’abcès de fixation à la communauté internationale, et tout l’argent qui alimente le budget du pays dispense ses dirigeants de définir des politiques économiques. C’est très confortable pour tout le monde, y compris pour les États-Unis. Personne, c’est clair, n’a vraiment intérêt à ce que les Serbes et les Kosovars se réconcilient. »
Ce pays, qui fut le grenier à blé de la Serbie grâce une terre noire très fertile, ne nourrit plus ses habitants. Les fruits et légumes sont à 80 % importés, parce qu’une grande partie des terres cultivables est en friche. Une remise en culture de la grande plaine centrale, extraordinairement mise en valeur dans les années 1990, permettrait non seulement de fournir des produits alimentaires de base moins chers, mais aussi de doper des exportations pratiquement inexistantes pour l’instant.
Tous produits confondus, le déficit importations-exportations dépasse 90 %. Dans un pays où le chômage est officiellement de 58 %, en réalité d’au moins 65 %, alors que les prix grimpent sans cesse et que le salaire moyen ne dépasse guère 220 euros. D’où l’explosion démographique de la capitale, Pristina, qui compte désormais plus de 500 000 habitants. Tout le monde s’y rue dans l’espoir d’y trouver un petit boulot. Comme dans le reste du pays, l’électricité y manque la moitié de la journée, ainsi que l’eau courante.
Une autoroute reliant le pays à l’Albanie est en cours de construction avec des fonds européens et américains, mais le réseau routier est aussi médiocre qu’il y a dix ans, et la voie de chemin de fer qui vient de Macédoine n’est pratiquement pas utilisée. Tout le monde râle, mais la majorité se borne à tenter de se débrouiller, de survivre. Le pays vit dans un tel désordre que chacun construit n’importe où et n’importe comment, y compris en s’installant sur de bonnes terres autrefois cultivées (Voir Politis n° 1016, « le Kosovo rongé par les pollutions ».) : le bâtiment est le seul secteur en expansion. À la campagne comme en ville, il n’existe pas plus de schéma d’urbanisme que de budget ou de comptabilité nationale.
Ce n’est pas le problème des Nations unies ou des administrations étrangères, dont la seule activité repérable est de favoriser, dès qu’elles ont un poste de responsabilité, l’octroi de contrats provisoires à des entreprises de leur pays.
Tout cela, comme l’explique Nériman Kambéri, poétesse, écrivaine et professeure de français à l’université, dans un univers culturel moribond : « Nous n’avons pas un seul cinéma, le théâtre est inexistant, et notre production de livres, submergée par la littérature à l’eau de rose imprimée en Albanie, achève de disparaître. Quand aux journaux, ils sont nombreux mais n’expriment que les intérêts des partis qui les contrôlent. » Pour un peu, au moins sur ce plan et malgré ce qu’elle a subi, avec sa famille, elle regretterait l’ex-Yougoslavie. Quand on lui demande si la réconciliation entre Kosovars et Serbes est envisageable, elle est la seule des interlocuteurs rencontrés à l’envisager : « Oui, c’est possible, mais pas avant une trentaine d’années, et à condition que le Kosovo se mette vraiment à exister. »
Un dernier point rassurant : l’islamisme ne fait aucun progrès dans le pays, les mosquées construites avec l’argent de l’Arabie Saoudite restent vides, et les minijupes égaient les rues de la plus petite des cités…