Le bel avenir de la décroissance
Crise aidant, les thèmes de la décroissance sont de plus en plus audibles dans la société. Un mouvement politique officiel vient de voir le jour, qui vise une participation aux régionales. Mais comment peser vraiment dans le débat en évitant les récupérations opportunistes ?
dans l’hebdo N° 1070 Acheter ce numéro
La décroissance a-t-elle gagné la bataille des idées ? Le Medef lui consacrait un grand atelier lors de son université d’été le 3 septembre dernier : « La décroissance prospère » ! La trouvaille est d’Hugues Rialan, directeur de gestion à la banque Robeco. En 2006, le Medef avait déjà invité le politologue Paul Ariès, l’un des principaux penseurs de la décroissance, à intervenir lors d’une session de formation de ses cadres. Provenant des milieux radicaux de l’écologie, la décroissance a progressivement bousculé les Verts et la gauche antiproductiviste, aiguisé la curiosité des socialistes (qui en ont parlé lors de leur dernière université d’été) et des communistes, révulsé la droite et inspiré Alain de Benoist, un des penseurs de la « Nouvelle Droite » [^2]. Elle interpelle désormais le cœur du pouvoir économique.
Hugues Rialan explique sa récente conviction par une déformation professionnelle : comme pour la finance, le risque de raréfaction des ressources devrait être géré sur le long terme, et d’abord en limitant la population mondiale. Partisan du démantèlement des politiques natalistes dans les pays riches, le député Vert Yves Cochet était invité à l’atelier estival du Medef. « On n’a pas été hués, mais ne cherchons pas de convertis dans ce milieu, qui reste résolument productiviste et “croissantiste” ! Il est en perte de repères et cherche des idées, analyse-t-il. Et, surtout, il cherche à éviter la décroissance de ses chiffres d’affaires ! » Et Hugues Rialan de préciser [^3] : « Ma conception n’est pas radicale. Je ne crois pas que l’on soit capable de renoncer au dernier iPhone. » Initialement, s’amuse Yves Cochet, l’atelier s’intitulait : « La décroissance peut-elle être rentable ? » La provocation n’est pas surprenante dans un milieu habile à récupérer toutes les idées nouvelles.
Rejet du dogme de la croissance, de la domination outrancière de la société par l’économie et la concurrence ; invention d’une société solidaire et très économe en ressources naturelles ; relocalisation des activités et la démocratie, etc. : la décroissance, radicalement à contre-courant des recettes libérales, ne suscite guère l’indifférence. Le mouvement Attac, autrefois allergique, en fait un de ses grands axes de réflexion. Elle séduit à demi-mot l’animateur Nicolas Hulot, qui prône de plus en plus ouvertement la sobriété. Le biologiste Jacques Testart est aujourd’hui chroniqueur au mensuel la Décroissance.
Signe qu’elle frappe juste ? Chez les soldats de la croissance, ce sont souvent des réactions épidermiques, voire des anathèmes, qu’elle inspire, à gauche comme à droite : « parfaitement réactionnaire » (Lutte ouvrière), « rêve de nanti » (Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy), « idéologie socialement néfaste » (Claude Allègre), « lubie de gosses de riches parfaitement égoïstes » (Pierre-Antoine Delhommais, journaliste au Monde)… . Le rejet en bloc est en général argumenté par des caricatures : les décroissants veulent le chômage, serrer la ceinture des pauvres déjà affamés, retourner à la carriole à cheval, etc. « La décroissance, ça interpelle beaucoup plus fortement que l’antiproductivisme » , remarque Vincent Cheynet, cofondateur et rédacteur en chef du mensuel la Décroissance. Mais c’est de la malhonnêteté intellectuelle. Nous sommes pris dans des jeux rhétoriques visant à réduire la portée de notre pensée, qui remet profondément en cause les croyances contemporaines dans les vertus magiques de la croissance et de l’économie. » Crise aidant, les plus acharnés des anti ont même tôt fait d’assimiler récession et décroissance, sur l’air de : « Ah, vous l’avez voulu, eh bien nous y sommes ! »
Après l’effondrement des premières banques états-uniennes en septembre 2008, Paul Ariès insiste : « Leur récession n’est pas notre décroissance […]. La crise économique qui nous pend au nez ne constitue pas le quart du commencement d’une décroissance équitable et solidaire. Au pays de la croissance, la récession n’augure rien de bon. Remettons les mots à leur juste place [^4]. » C’est loin d’être gagné. Terme encore émergent il y a trois ans, la décroissance a déjà gagné sa place dans l’édition 2010 du Petit Larousse illustré, qui se targue d’être « tendance ». C’est « une politique préconisant un ralentissement du taux de croissance dans une perspective de développement durable » ! Lourd contresens, corrigent les défenseurs de l’idée – mais le dictionnaire circule déjà… Il s’agit d’abandonner tout repère lié à la croissance, et surtout pas du vain « développement durable », improbable conjugaison de la croissance économique et de la sauvegarde de la planète. Le travail de sape entamé par la décroissance est loin d’être arrivé à terme.
[^2]: « Demain, la décroissance ! », Edite, 2007.
[^3]: Entretien dans Ouest-France, 4 septembre 2009.
[^4]: La Décroissance, octobre 2008.