L’enfant, ennemi de l’intérieur ?
Plus de quatre-vingts organisations réunies au sein du « Collectif des états généreux pour l’enfance » ont rassemblé leurs propositions pour réorienter les politiques en direction des 0-18 ans.
dans l’hebdo N° 1105 Acheter ce numéro
La mère d’un petit autiste dans le Val-de-Marne doit s’arrêter de travailler parce qu’elle ne trouve pas de structure pour accueillir son enfant. À Mayotte, une grand-mère se retrouve seule sans aide sociale avec onze petits-enfants à sa charge. Des parents et grands-parents en France ne parviennent pas à faire venir leurs enfants ou petits-enfants bloqués en Haïti… C’est en évoquant des situations aussi inacceptables que les professionnels de l’enfance rassemblés le 26 mai à la Ligue des droits de l’homme (LDH) à Paris ont commencé à s’échauffer. Ils avaient jusqu’alors fait montre d’une calme détermination, trait caractérisant la « révolution tranquillement radicale » qu’ils viennent d’entamer avec les États « généreux » pour l’enfance. Une large opération dont le coup d’envoi est parti du collectif « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans », en réaction aux États généraux pour l’enfance initiés par le gouvernement le 20 novembre. « Nous avons tout de suite compris qu’il n’y avait là aucune volonté de réorienter les politiques actuelles , a exposé la psychologue et psychanalyste Sylviane Giampino, fondatrice de l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance (Anapsy-pe) et membre de ce collectif. Aussi, nous avons invité d’autres organisations à réfléchir à la question. » Le 10 mars, elles étaient déjà 30, avec une méthode de travail : d’abord rassembler les contributions de celles qui sont en première ligne auprès des enfants.
Deux mois et demi plus tard, le 26 mai, le Collectif des états généreux pour l’enfance publie des Cahiers de doléances pour Eux, rassemblant les textes de plus de 80 organisations ayant répondu aux questions : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi ? Que faire ? » Ce document a d’abord l’intérêt d’inventorier les « contre-politiques » qui frappent les enfants, sachant qu’on est juridiquement « enfant » en France jusqu’à 18 ans. C’est ensuite une somme colossale de propositions pour initier un changement de cap.
« L’objectif des États généreux est de faire reculer le gouvernement, a déclaré Pierre Suesser, médecin et membre du collectif Pas de bébé à la consigne. C’est possible : l’expérience de Pas de zéro de conduite l’a montré ! » Au printemps 2006, en effet, avec 200 000 signataires, ce collectif obtient le retrait de l’article de loi sur la prévention de la délinquance qui préconisait le dépistage des enfants turbulents dès l’âge de 36 mois, et l’Inserm s’engage à reconsidérer les méthodes de ses expertises en santé mentale. L’affaire marque parce qu’elle symbolise le renversement qui s’est opéré dans la perception de l’enfance ces dernières années. Fin de la bienveillance qui accompagnait l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs. Fin de l’enfant acteur de ses droits. Prédiction plutôt que prévention. « On est passé de “l’enfant en danger” à “l’enfant est un danger” » , résume Sylviane Giampino. « On ne parle plus de l’enfant comme sujet, on ne parle plus de souffrance psychique mais de symptômes, on cherche à dépister la délinquance dès la crèche… », énumère Bernard Golse, pédopsychiatre (hôpital Necker et université Paris-Descartes). Ce nouveau regard dans l’espace public n’est pas qu’une question philosophique, il induit des politiques : l’enfant est soit un fauteur de troubles, et l’on propose par exemple d’abaisser l’âge de la majorité pénale, soit un poids économique, et on entame le budget des structures qui l’accueillent, l’encadrent, l’accompagnent. « Déqualification du personnel de la petite enfance, suppression des classes de maternelle et des postes Rased, augmentation du taux d’accueil en crèches… On ne peut plus continuer. Il nous faut des politiques pour travailler ! », martèle Bernard Golse.
Les États généreux ont adressé
leurs Cahiers à des élus et à des parlementaires.
« Une société qui a peur de sa jeunesse est une société qui va mal », souligne Françoise Dumont, de la LDH, en évoquant la « sémantique guerrière » qui accompagne des mesures telles que « couvre-feu » dans certaines villes et « opérations commandos » dans certaines écoles. « Quand je vois que des gamins désœuvrés n’ont comme interlocuteur que la brigade anticriminalité, je me dis qu’on a un problème d’institution, relève Michel Chauvière, sociologue au CNRS et membre de l’Appel des appels. On entend répéter : la famille devrait s’en occuper ! Mais c’est une défausse : il faut aussi des institutions, notamment pour les enfants handicapés. Et il faut une politique globale avec des professionnels qualifiés et reconnus dans leurs savoir-faire et leur salariat. » L’heure est plutôt à la stigmatisation des jeunes et des travailleurs sociaux, cependant que certains responsables se rendent coupables d’infractions pénales, comme lors de l’expulsion vers le Kosovo d’un jeune polyhandicapé de 15 ans, début mai. Le collectif des États généreux pourrait-il constituer des tribunaux spéciaux pour de telles affaires ?
« Le 26 mai 2009, le Comité pour les droits de l’enfant de l’ONU a épinglé la France pour sa mauvaise mise en œuvre de la Convention des droits de l’enfant, signée le 7 août 1990 » , rappelle Sophie Graillat, de Défense des enfants international-France (DEI-France). Insistant sur le « problème crucial de l’immigration et des enfants non accompagnés, et sur la politique des minorités en France » , le comité a demandé de veiller à ce que « l’important travail législatif » ne soit pas « l’occasion d’un recul ». « La France a été félicitée pour une chose, glisse Sophie Graillat, c’est la création d’un poste de Défenseur des enfants. Or, cette instance est actuellement menacée. »
« Les droits de l’enfant tombent en déliquescence au profit des devoirs de l’enfant, affirme Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. Erreur majeure : c’est parce qu’on s’approprie une société qu’on la respecte. » Selon lui, la régression a démarré dans les années 1997-1998, sous la présidence de Jacques Chirac, « concerné à titre personnel mais pas assez moteur, et puis il y a eu Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur » . Autre événement significatif : quand ce dernier a préféré une loi sur la protection de la délinquance à une vraie réforme de la protection de l’enfance en 2007. « Convoqué actuellement par l’idéal sécuritaire, l’enfant est devenu un sujet de défense nationale », alertent les États généreux. L’enfant, un ennemi de l’intérieur ? « La lutte contre la délinquance est la variable d’ajustement des politiques sociales » , siffle le juriste, pour qui l’enfant est le nouveau front de la lutte des classes. Car l’enfant qui fait peur, c’est d’abord l’enfant des étrangers, l’enfant des pauvres. D’où un arsenal de mesures telles que : focalisation prédictive, mesure contre le « nomadisme de certaines familles » , placement d’enfants en rétention, restrictions sur l’adoption et sur le regroupement familial, contrats de responsabilité parentale, menaces sur les allocations familiales, suppression des mesures d’accompagnement judiciaire, non-respect de la loi sur l’intégration scolaire des handicapés et le droit au logement opposable, démantèlement des services spécialisés, refus d’accès aux soins des enfants de parents en CMU… La liste est longue. Et s’allonge encore : pour le Syndicat de la magistrature, le récent recul du gouvernement sur le projet de réforme de la justice pénale pourrait préfigurer une nouvelle offensive sur la justice des mineurs lors de la campagne pour la présidentielle. Soit dès 2011.